DANSE

Bilan de compétences

PSophie Grappin
@13 Fév 2012

Réjouissant programme musical, Grand Magasin fait de son Bilan de compétences une belle démonstration de pluralité, ouvrant ce type de spectacle sur ce qu’il devrait toujours être: un champ accueillant toutes les voies, toutes les voix chantées, et où s'entendrait la pensée plutôt que la marchandise.

On ne saurait définir ce à quoi l’on assiste: récital, spectacle de fin d’année, pot-pourri de vedettes, radio crochet, réunion de soutien?
Ainsi la proposition de Grand Magasin, Bilan de compétences, se présente comme un ovni, forme hybride avec une belle économie de moyens.
Tour à tour douze interprètes vont se relayer devant un micro, se passer la parole pour évoquer leur voix.
A la manière des stages de formations, dans ce rituel bien familier de la présentation de soi: c’est bien ici que commence et se fonde tout leur travail de réflexion.

On ne sait déjà plus comment écrire le mot.
Comme souvent avec Grand Magasin, il y a homonymie, jeu d’assonances, mise à l’épreuve du langage, qui résiste un peu, à peine, avant d’éclater en une polysémie réjouissante. S’agit-il d’une mise à nue de la voix ou de la voie?
Celle que l’on s’invente ou s’imagine naturelle, que l’on éprouve comme une seconde nature, que l’on construit avec entêtement et volonté.
Et les présentations auront lieu deux, trois fois, des re-présentations donc, pour qu’on ne s’y trompe pas.

Chaque individus sur scène va se livrer au même exercice, pousser la chansonnette… jusqu’à faire choir nos convictions quant aux concepts de compétence et de compétition. Très vite quelques motifs reviennent, volent la vedette. C’est la mue qui semble, chez les garçons comme chez les filles, être indissociable du récit personnel qu’inspire la voix, avec une forme d’acmé dans la performance de François Chaignaud.
A la manière des lieder, le chorégraphe propose différents airs, prend plaisir à changer de registre, de la basse aux aigus, faisant du refus de la mue la condition même de ses différentes métamorphoses.
C’est à la fois brillant, émouvant et drôle, outrancier et sincère, quand l’idée d’un dédoublement de corps s’esquisse, une seconde voie à portée de voix.

Ce peut être une impasse d’ailleurs; c’est tout le propos de Jérôme Bel, présenté sur la feuille de salle comme chorégraphe aphone.
Ce qu’il n’est pas.
On le connaît loquace, on le découvre dans une forme d’impuissance. Une incapacité à donner corps au chant qui fait d’un handicap apparent une puissante singularité. Mais, là encore, faut-il entendre chant ou champ, tandis que se font entendre des trémolos dans la voix du chorégraphe?

Pascale Mutin nous entube, chante délibérément faux. A moins que cette dissonance ne le soit pas, qu’elle opère avec grâce un changement de paradigme. A ses côtés se succèdent chant lyrique, liturgique, populaire, et même connu, ou en contre-chant, comme pour énoncer la variété des possibles, l’étendu de ce champ qui s’ouvre toujours un peu plus à nos regards.

Il y a aussi la belle performance de Claudia Triozzi, récit chanté, éructé, de sa propre genèse, démonstration d’un corps chantant qui s’auto-réfléchit. Performance à laquelle François Chaignaud répond ensuite par son refus d’apprendre toute technique vocale, défendant un chant spontané et tout aussi surprenant.

On entend bien sûr dans chacune de ces interventions le travail des chorégraphes résonner.
Au-delà de l’explication de l’œuvre, entre aveu et posture, c’est l’impression bien agréable d’entrevoir différentes formes de travail.

Theodor W. Adorno écrivait qu’«au comble de son fanatisme, le fétichisme musical s’empare du respect du public pour les voix des chanteurs», oubliant que la voix est un matériau, c’est alors «celui-ci comme tel qui est célébré».
Peut-être pourrait on voir dans cette étrange cérémonie les pistes d’un usage de la voix libéré de tout caractère fétiche. Une célébration de toutes les voix, mêmes celles qui, dépourvu de don, ne «mériteraient» aucun succès ou s’y refuseraient, tout simplement.

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