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Biennale de Lyon, des flux de micro-récits

PAndré Rouillé

La douzième Biennale d’art contemporain de Lyon vient juste d’ouvrir sous un drôle de titre: «Entre-temps, brusquement, et ensuite». Ces trois termes propres au registre narratif sont en outre accompagnés d’un non moins bizarre groupe de quatre portraits photographiques: une jeune femme bon chic bon genre, une adolescente au visage littéralement mangé par une énorme bulle de chewing-gum, et un jeune homme apparemment sage affublé d’un ostensible œil au beurre noir, tous trois côtoyant le magnifique portrait d’un... cochon.

La douzième Biennale d’art contemporain de Lyon vient juste d’ouvrir sous un drôle de titre: «Entre-temps, brusquement, et ensuite». Ces trois termes propres au registre narratif sont en outre accompagnés d’un non moins bizarre groupe de quatre portraits photographiques: une jeune femme bon chic bon genre, une adolescente au visage littéralement mangé par une énorme bulle de chewing-gum, et un jeune homme apparemment sage affublé d’un ostensible Å“il au beurre noir, tous trois côtoyant le magnifique portrait d’un… cochon. Aussi énigmatique soit-il, cet outillage textuel et visuel de promotion a été soigneusement pensé par le commissaire islandais Gunnar B. Kvaran afin d’exprimer l’orientation de la présente Biennale qui est entièrement consacrée au récit, aux Å“uvres narratives, aux façons dont les artistes aujourd’hui racontent: ce qu’ils racontent, et les formes narratives qu’ils inventent pour le faire.

L’évidente qualité artistique de cette édition de la Biennale de Lyon tient à la pertinence du projet que s’est fixé Gunnar B. Kvaran — à l’invitation du directeur artistique Thierry Raspail — de dresser un panorama de la multiplicité des pratiques narratives en vigueur dans l’art international de la première décennie du XXIe siècle. Et d’en dégager quelques unes des grandes orientations.

La Biennale s’inscrit ainsi dans le sillage de deux grandes fractures successives: celle du début des années 1980, où le postmodernisme a sonné la fin des «grands récits» modernes; et celle des années 2000 à partir desquelles les réseaux numériques et internet n’ont cessé de redéfinir et de faire quantitativement exploser les productions, les pratiques et les formes narratives — en art et ailleurs.
En somme, après le passage des «grands récits» modernes aux «petits récits» postmodernes, on se retrouve aujourd’hui devant un horizon narratif à la fois largement plus ouvert, infiniment plus saturé, mais incomparablement plus microscopique qu’auparavant.

Les grands récits modernes, unitaires, verticaux et structurants avaient leurs règles et leurs conventions, leur espace et leurs temporalités. Chacun de ces grands récits, décliné dans différents domaines, contribuait à créer du commun, à renforcer les structures existantes de la société et à nourrir les mythes du progrès et les croyances en des jours meilleurs.
Les récits de la vérité, de la liberté, de l’égalité, de la démocratie, etc., repris à l’envi par les dirigeants et acteurs politiques et sociaux, autant que ceux de la grande machine à rêve du cinéma hollywoodien, et bien d’autres encore, valaient pour tous et avaient vocation à imposer de l’extérieur à chacun un ensemble de règles et de précepts — une véritable morale.

Ces temps sont aujourd’hui révolus. Les grands récits se sont effondrés avec les valeurs qu’ils exprimaient et confortaient. A la place, des narrations fictionnelles, individuelles et idiosyncrasiques, ont envahi et saturé tout l’espace social du discours à mesure que l’ère du doute a remplacé l’ordre du vrai. Et les formes narratives en ont été bouleversées autant que leurs matériaux, leurs problématiques, leurs modes de production et de circulation. Avec internet pour paradigme, explicitement ou non.

Emblématique est à cet égard l’œuvre de Fabrice Hyber qui chevauche les XXe et XXIe siècles en ignorant internet et les réseaux, tout en étant pleinement rhizomique — en se déployant par constantes accumulations, hybridations et proliférations entre dessin, écriture, peinture, sculpture, installation, vidéo, voire entre art et science.

Alors que les narrations rhizomiques de Fabrice Hyber sont entièrement faites à la main, pleinement ancrées dans la matière, et inscrites dans la continuité de la vie sensible de leur auteur, c’est aux algorithmes d’un ordinateur que Ian Cheng confie le soin de raconter une histoire sans fin en faisant muter aléatoirement tout un lexique hétéroclite de formes puisées dans l’attirail de la science fiction et des séries policières, érotiques ou écologiques.
Loin de se limiter à un jeu technologique futile, l’œuvre de Ian Cheng éloquemment intitulée Entropy Wrangler (Dresseur d’entropie) pose quelques uns des traits d’une nouvelle esthétique narrative basée sur l’emploi de l’électronique et des logiciels; sur le règne de l’aléatoire, de l’arbitraire, de l’hétéroclite; ainsi que sur l’incontrôlable développement chaotique des formes et de l’œuvre.
Le rôle de l’artiste et l’activité du spectateur, la temporalité et le processus narratif s’en trouvent totalement bouleversés comme le monde dont, peut-être, l’artiste exprime-là l’ambition d’en réduire le chaos, de se muer ainsi en «dresseur d’entropie».

Par delà leurs différences, nombre d’œuvres de la Biennale déclinent donc, chacune à sa façon, une esthétique des flux — numériques ou non.
Le Brésilien Gustavo Speridiao, par exemple, a compilé à sa guise une gigantesque archive de photos d’actualité et d’images sur papier évoquant des œuvres, des styles ou des époques, les unes et les autres rassemblées sous la forme d’un livre, et fixées aléatoirement côte-à-côte sur plusieurs murs en quatre longues rangées superposées.
Avec une féconde provocation, le titre The Great Art History (La Grande Histoire de l’art) oppose au «grand récit» de l’histoire légitime de l’art, le «petit récit» d’une version personnelle construite au gré de sa fantaisie par un artiste solitaire, à l’aide de matériaux visuels arbitraires et hétéroclites, et surtout en ouvrant le sens jusqu’au non sens de contiguïtés aléatoires, et en dissolvant la chronologie dans de longues juxtapositions d’images équidistantes.

Les films de l’Anglais James Richards se situent, eux aussi, dans une problématique de flux car leur matériau se compose d’images déjà faites, extraites de clips vidéo, films d’artistes, archives filmiques, sites internet ou émissions de télévision. Sans toutefois que cette problématique de flux ne se confonde avec la tradition artistique de l’appropriation. De l’appropriation aux flux une rupture s’est en effet opérée, notamment sous l’action du numérique, par un accroissement de la quantité et de l’accélération des images qui sont ainsi passées de l’état d’œuvre ou de chose à celui de matériau visuel. Un matériau d’un nouveau genre, déjà formé, de degré deux, assez abondant, accessible, ductile, et en quelque sorte orphelin (coupé de ses origines), pour rentrer dans de nouvelles compositions et narrations visuelles.

Les films des Américains Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, conçus en forme de vidéos faussement captées au téléphone portable, montrent les congruences entre l’esthétique numérique des flux et la génération des adolescents, filles et garçons, d’aujourd’hui, qui sont imprégnés par les codes, les tempos et les scénarios de la mode, des shows télévisés et des réseaux sociaux.
C’est cet univers autistique, hautement scénarisé, sophistiqué et lisse, qui semble bénéficier des faveurs des médias et des grands réseaux numériques pour, à nouveau, occulter la (dure) réalité du monde: non plus avec la solennelle autorité des valeurs des grands récits verticaux d’hier, mais par l’horizontale profusion de flux ininterrompus de micro-récits aussi futiles et égotistes qu’insensés.
En somme, d’autres formes politiques et narratives pour un état nouveau du monde…

André Rouillé

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