Biennale de l’Urgence en Tchétchénie
Biennale de l’Urgence en Tchétchénie
C’est par des manifestations culturelles qu’un État, aujourd’hui, s’ingénie à construire une image d’État moderne, ouvert au dialogue, démocratique: ainsi la Russie avec sa Biennale de Moscou. C’est en détruisant toute trace de culture et de civilisation qu’un État réduit un pays au déracinement, à l’errance, à la régression: ainsi la Russie avec la Tchétchénie.
La «Biennale de l’Urgence» est la réponse pleine d’énergie et d’espoir que la commissaire d’expositions Évelyne Jouanno et l’artiste Jota Castro ont donnée à la condition de désastre qui est celle de la Tchétchénie actuelle. Accrochant peu l’attention internationale, sinon lors d’événements d’une extrême violence comme la prise d’otages à Beslan, la Tchétchénie est repliée sur sa situation de guerre depuis plus de dix ans. Rien de ce qui fait la dignité d’un peuple: l’éducation, la culture, ne parvient à y trouver droit de cité, entretenant l’enlisement du pays dans la barbarie.
L’idée des deux auteurs de la Biennale était un pari fou (d’aucuns, d’ailleurs, ont d’abord cru à un canular): montrer de l’art là où plus personne ne songe à l’y trouver, dans un délai à faire frémir n’importe quel commissaire, et avec une pléiade d’artistes dont certains de renom international (ainsi Sarkis, Rirkrit Tiravanija, Wang Du). Le caractère d’impossibilité de l’affaire, sa défiance à l’égard de conditions matérielles qui paraissaient irréductibles, était le moyen d’en accroître d’autant l’impact.
Commande a donc été passée aux artistes d’une œuvre qui sera offerte à la Tchétchénie, petite pierre pour un patrimoine à rebâtir. Le choix des noms a été fait sans quotas ni discrimination de notoriété ou d’origine (on trouve même des russes, comme le collectif Kolkoz). Clandestinement, des valises (au sens propre, les œuvres devant être de taille assez modeste pour y entrer) partent pour Grozny, réceptionnées, sur place, par un ange sans qui rien n’aurait pu avoir lieu, une ONG qui prend le risque de faire exister la Biennale, avec le patronage de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH). La première valise a été livrée. Les œuvres qu’elle contenait ont été exposées dès le 22 février: d’après le peu d’informations qui nous parviennent, l’ouverture serait un succès.
Le badaud parisien ne peut qu’être déconcerté : quelle est cette Biennale qui ne lui est pas accessible, qui ne lui tend pas les bras? Ce sentiment de dépossession est sans doute la conséquence la plus efficace de l’événement sur le public occidental: l’effet de déplacement, qui met ce public en marge, est propre à éveiller les consciences.
En outre, en mettant en déroute toutes les règles du marché artistique, la Biennale propose un nouveau modèle de diffusion de l’art, auquel les artistes ne craignent pas de se plier (au moins un temps).
En réalité, les œuvres sont réalisées en double exemplaire: l’un pour Grozny, l’autre pour le Palais de Tokyo, où elles sont hébergées depuis le 23 février, en même temps que l’exposition de Jota Castro. Mais, au fond, voir l’œuvre importe peu à côté de la greffe inattendue qui est en train de prendre entre des œuvres et un pays en détresse, à côté de la montée en puissance d’une force de renouveau que promet la Biennale.
Si le pari connaît encore la fortune qui a été jusqu’ici la sienne, la Biennale poursuivra son chemin à travers la Tchétchénie, tandis que les œuvres montrées au Palais de Tokyo seront accueillies ailleurs en Europe. Ne rien programmer, laisser la sève suivre son cours, l’accueil se faire, les blocages se dégager, est une autre défi à toutes nos planifications frileuses.
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