Valeurs croisées dit le titre. Le monde de l’art rencontre le monde du travail. Une entreprise philanthrope a résolu d’allouer à Rennes sa biennale d’art contemporain, c’est elle qui a choisi le thème. Puis le sympathique mécène a sélectionné sa commissaire qui a élu les artistes, pas moins de soixante, dont quatorze se sont vus offrir un séjour en entreprise pour rapporter ensuite les fruits de leur expérience.
Aussi faut-il les voir ces nouveaux adeptes du mouvement des établis rapporter leurs vidéos du monde de l’entreprise. Comme Claudia Triozzi, si fière soudain de découvrir l’aliénation, si réjouie de jouer les Michael Moore en usant de la même naïveté feinte envers les patrons et du même regard empathique envers les ouvriers.
Il faut supporter la série extraite des mille Lettres de non motivation de Julien Prévieux qui prie les employeurs de ne pas l’employer: quelques feuillets sous verre qui énumèrent les non qualités du candidat justifiant une non prédisposition à l’emploi salarié. Un refus du travail bienvenu, peut-être même salutaire de nos jours, mais un refus poli, et partant sans ampleur.
Car, à tout prendre, ils se sont tous bien mis au travail les plasticiens. Leurs œuvres cadrent bien dans le thème, leur discours est subversif ce qu’il faut. Et puis lorsque ça ne cadre pas, lorsque ça a peu à voir avec le monde du travail, le nom emporte l’affaire. Ainsi Mathieu Mercier Prix Marcel Duchamp 2003) présente sur un mur une fenêtre manufacturée de plexiglas blanc, plus lisse encore que les feuilles de Julien Prévieux, une œuvre dont on peine à saisir le rapport qu’elle entretient avec le thème de la biennale.
Cependant, il faut imaginer le mécène ravi — très à l’aise — conviant ses collaborateurs et partenaires (et pourquoi pas ses employés) à une visite privée, s’abandonnant salle après salle aux délices du bourgeois malmené.
Il faut songer aussi au DRH taciturne mais ouvert, lui qui a lu sans faiblir Manager avec la philo (Eugénie Vegleris, éd. d’Organisation), saisissant tout à coup que l’intervention d’un artiste au cours d’un séminaire pourrait ressouder l’équipe et motiver les cadres. En voilà de la valeur croisée !
Mais que croient ces artistes ? Que leurs gesticulations secouent les murs ? Qu’ils ont fait là quelque chose de socialement dérangeant, ou au moins d’artistiquement troublant ?
Non pas. Ils ont, selon les mots mêmes de la commissaire, «réinjecter du sens au sein du système capitaliste». Car c’est là , semble-t-il, la nouvelle mission de l’artiste: alimenter le système. Alors, sans imaginer au-delà , sans goût pour l’évasion, sans propension à l’insolence, ils ont puisé dans notre petit monde «de crétinerie organisée» comme écrivait Abdré Breton.
Abrités derrière les murs épais d’un couvent, cloîtrés, isolés de la rue, ils ont concouru à celui qui ferait la soupe la plus fade. Loin des foules, l’artiste peut tout se permettre, les gens s’en moquent.
Au bout du compte, il n’y en a qu’un seul qui ne se soit point fourvoyé et a eu l’audace de vaquer hors les murs. C’est Jean-Charles Massera qui a laissé à des travailleurs anonymes la liberté d’exprimer leur désarroi sur les panneaux publicitaires de la ville. L’idée n’a en soi rien d’exceptionnel, mais les sentences de ces gens sonnent autrement plus justes et autrement plus violemment que les regards blasés des artistes sans talent qui squattent les vieilles pierres en attendant d’occuper les musées, ultime fin de l’artiste laborieux.
Gianni Motti
Think Tank, 2008. Vue partielle de l’exposition.
Iain Baxter
Iain Baxter& // &wichtime, 2007 – 2008. Installation.
Pascal Rivet
Dartymobile, 2002. Installation mixte, réplique en bois à l’échelle 1 d’une Renault Express. Vidéo. 3 min. 183 x 190 x 380 cm.
Bernard Brunon
de Klein à Caillebotte !! 05/08, 2008. Peinture industrielle sur béton. 32 m x 170 m approx.
Claude Closky
Loto, 2008. Détail. Imprimé, stylo bille noir. 124 x 1680 cm.