ART | INTERVIEW

Bertrand Lavier (Libération)

Bertrand Lavier, diplômé en horticulture, explique comment il « fait de l’art contemporain » en pervertissant les catégories traditionnelles du monde de l’art.

Interview
Par Henri-François Debailleux et Elisabeth Lebovici

Henri-François Debailleux et Elisabeth Lebovici. En plaçant un réfrigérateur sur un coffre-fort, vous êtes devenu le parangon d’un art contemporain insoutenable ?
Bertrand Lavier. Cette oeuvre en effet a illustré ce qu’on appelle « l’art contemporain » ; il n’y a pas bien longtemps à la télévision, le grand dessinateur Philippe Geluck s’indignait encore de ce mauvais exemple donné aux étudiants de l’école des beaux-arts de Paris. Je peux vous dire pourquoi je l’ai fait. L’art pour moi est un « serveur » au même titre que d’autres domaines. Je m’intéresse à la peinture, à la sculpture, à la photographie, à des catégories très académiques, en essayant de les pervertir. Je m’étais d’abord intéressé à la peinture, et comme elle était devenue très tridimensionnelle, c’est presque naturellement que la sculpture est arrivée. Je trouve que la sculpture est un fait accompli : elle a une autonomie dans l’espace, au contraire de l’installation qui essaye de vampiriser, plus ou moins adroitement ou élégamment, le lieu qui lui est confié. La sculpture a cette vertu d’être centrifuge, elle possède un magnétisme que je ne vois pas toujours à l’oeuvre dans l’installation. J’ai eu plutôt envie de trouver une météorite qu’un rhizome.

Perturber les catégories, c’est ça votre travail ?
Les catégories, comme les passages cloutés, ne demandent qu’à être traversées. Celle que j’ai abordée en premier lieu, c’est le langage, avec les Rouge géranium par Duco et Ripolin (1). Ces tableaux parlaient du côté indéfinissable d’une couleur, en même temps que de la manière dont on adjective le monde. Tant que vous n’avez pas parlé le monde, il n’existe pas et une fois que vous l’avez parlé, vous n’êtes pas tellement plus avancé !
Finalement ça se termine toujours assez mal, parce qu’il y a toujours des gens pour décider que tel objet va dans le gros casier de la peinture, ou de la sculpture, ou de la photo. Cependant, ça permet, pendant un moment, de voyager relativement confortablement, parce que vous êtes toujours invité ou perçu pour de mauvaises raisons. Par exemple, je suis convié dans une exposition très académique sur la peinture et j’arrive avec un tableau qui a été fait avec un panneau autoroutier. Les gens voient ça en photo (ils décident le plus souvent sur catalogue) et ils se disent : « Tiens, ça fera très bien dans une exposition sur la peinture abstraite. » Sauf que ces panneaux ont été faits avant moi, par des concepteurs qui les ont réalisés pour qu’ils soient vus à 200 à l’heure. Donc ils ont des vertus visuelles extrêmement fortes, ce qui fait qu’aucun autre tableau ne résiste à un accrochage à côté d’un panneau autoroutier, qui arrive avec 200 km/h d’avance ! Et on ne peut pas refuser à un artiste d’avoir fait un tableau qui se voit !

Comment procédez-vous ?
Je ne termine jamais une série. Au départ, je ne voulais pas figer une démarche dans une succession de périodes. Puis, je me suis aperçu que c’était un grain de sable dans l’édifice que le marché constitue autour d’un artiste. Avec l’idée de « refaire », se greffe la tentation d’antidater, c’est pourquoi je préfère n’arrêter aucune série. Je les appelle des chantiers, ce qui me semble répondre au fait que je ne passe pas d’une période bleue à une période rose et j’introduis une sorte de virus dans le processus habituel de création. Ainsi des gens préfèrent des pianos peints de 2002 à ceux de 1980, parce qu’ils les disent mieux peints, et d’autres, ceux de 1980, parce qu’ils sont plus anciens. L’artiste Raymond Hains m’a d’ailleurs dit : « Je pense que tu peins mieux qu’avant. » Effectivement, j’ai appris à peindre des extincteurs, à moins tirer la langue avec un pinceau…

Vous êtes un artiste contemporain invité à la télévision ?
Je suis invité comme une sorte de poil à gratter.

C’est plutôt bien de gratter !
J’ai fait exprès de faire de l’art, mais je n’ai pas fait exprès de gratter. Après mon diplôme d’horticulture, j’aurais très bien pu dessiner des jardins, sans être malheureux, mais j’ai choisi de faire de l’art, sans décider combien de temps ça allait durer.

Peut-on dire que vos oeuvres se sont embourgeoisées ?
Non. Elles sont rentrées directement dans l’intérieur bourgeois, parce qu’il n’y en avait pas d’autres. Existe-t-il des artistes qui ont pignon sur rue et qui ne sont pas achetés par des bourgeois ? Malheureusement, qu’il s’agisse du canapé ou du « White Cube », qui a remplacé le canapé dans les lofts bourgeois, ou du « Black Cube », lorsqu’ils achètent des vidéos, l’art est dramatiquement lié à l’économie de marché. Il n’y a pas d’alternative dans nos sociétés, on peut se cacher derrière son petit doigt, faire toutes les contorsions possibles, mais je pense qu’on ne lutte pas de l’intérieur en faisant de l’art. Je dirai que l’art va naturellement sur les murs des bourgeois, ça prend, selon les catégories, un certain temps, comme disait Fernand Raynaud. Dada était un mouvement bourgeois, c’était cinquante personnes à Paris, pas les plus défavorisés, qui soutenaient ces initiatives intellectuelles. Je vois comment Guy Debord est devenu un produit de spéculation. On ne peut pas l’ignorer et on a tout intérêt à ne pas le cacher.

Et l’institution ?
Pareil. L’institution m’a exposé très vite. Je ne sais pas si ça pourrait se faire actuellement, parce qu’elle est confortée par le marché pour encourager certains artistes. Elle est un piège permanent : elle vous coince entre l’expérimentation et l’enterrement de première classe… Or, j’aime ne pas m’ennuyer. Je n’approuve pas le principe des expositions qui « tournent » et dont les artistes sont fiers : comme dans un cirque Barnum, plus ça tourne, plus ça aurait de l’importance. Je préfère travailler « haute couture », je pense qu’on n’expose pas de la même manière à Paris, à Genève ou à Tokyo. Pour moi, le temps arrêté est une valeur de l’art, sur laquelle nous avons à la fois une responsabilité et une chance folle, car nous sommes les seuls à en disposer.

Qu’entendez-vous par « temps arrêté » ?
C’est le temps accompli, la chose devant vous, l’objet Ñ qui peut être un tableau ou une vidéo, puisqu’une bonne vidéo essaye d’atteindre le temps arrêté du tableau. Cela va d’une peinture d’Aurélie Nemours à une vidéo de Bill Viola : vous êtes en présence d’un objet qui est là, qui vous regarde et vous transforme. Ce n’est pas le regardeur qui fait le tableau. C’est le tableau qui vous change et lui ne bouge pas. L’autre jour, je suis allé voir la mise en scène de La Flûte enchantée par Bob Wilson : les gens de l’art auraient intérêt à sortir davantage, pour voir le déficit dans lequel ils sont par rapport à d’autres activités artistiques. Quand on s’approprie quelque chose, il vaut mieux ne pas être en deçà de la chose qu’on s’approprie. Puisque par chance, on met en relation les disciplines artistiques et même extra-artistiques, il y a des pans entiers de la création qui s’écroulent : ou alors on reste dans notre club des cinq, on joue dans notre bac à sable. Et on est content.

Avec cette notion du temps arrêté, ne restituez-vous pas une aura à l’oeuvre ?
Je la rematérialise. Faut bien que je travaille ! Je suis à contre-courant de la dépression. Il y a une posture dépressive qui donne un plus de crédibilité. Vous êtes déprimé, le monde doit l’être, le nouveau n’est plus intéressant et la peinture est morte. J’ai 55 ans et j’ai assisté au moins à cinq « retours de la peinture ». Je ne supporte pas l’idée de faire son commerce de détail sur la misère du monde. Je veux bien que Paris Match le fasse, mais pas l’art. Faire ainsi son beurre implique un choeur de pleureuses et je ne supporte pas les pleurnicheries.

On parle souvent de vous comme d’un artiste qui ne « travaille pas ».
J’ai l’image d’un artiste qui ne fait rien. J’ai eu une Ferrari très tôt et j’ai fumé des cigares à peu près en même temps, deux très mauvais points par rapport au clergé artistique. Mais ce n’est pas une posture : j’aime les automobiles depuis que je suis tout petit et les cigares. En plus, quand on fait un art qui ne montre pas la transpiration, ça y est, on est classé ! Par vanité, je ne proteste pas, mais je ne fais pas complètement rien.

Vous n’avez pas eu de modèle attitré ?
On m’a beaucoup infligé Duchamp. Effectivement s’il n’y avait pas eu l’onde de choc du Readymade, je ne serais pas là. Mais on est généralement plutôt myope lorsqu’il s’agit d’une généalogie qui n’est pas celle de la peinture. Les analystes veulent bien faire des microdifférences entre les monochromes gris d’Alan Charlton et ceux de Gerhard Richter, mais quand on arrive dans des travaux qui ne sont plus de ce domaine-là, on y va à grands coups de machette ! Du coup Lavier, c’est comme la roue de bicyclette de Marcel Duchamp. J’ai souvent cette réponse : « Vous ne pouvez pas peindre sur toile, ça a déjà été fait » ! Mais je n’ai jamais regardé Duchamp avec bigoterie ou dévotion, ça sentirait un peu la vieille soutane ou l’urinoir. Je préfère les odeurs d’échappement de Picabia.

Vous n’avez pas fait d’école des beaux-arts, pas eu de maître.
Je n’ai donc pas eu de crime à commettre. Etudiant, j’avais une petite chambre rue Bonaparte et je passais tous les jours devant la galerie Templon. Et je voyais, par la vitrine, du verre pilé par terre avec un corbeau, et je ne savais pas que c’était de l’art. Je voyais un magasin et ce magasin m’intéressait. C’est l’art contemporain, qui a été mon déclencheur, pas l’art. Le virus a été virulent : je suis devenu artiste contemporain, il est normal que ça me retombe dessus !

Vous avez une colère à partager ?
Oui. L’inauguration du nouveau siège parisien de LVMH. Je trouve affligeant qu’un grand groupe ignore de manière aussi stratégique la scène française. Si la même cérémonie avait lieu chez Prada à Milan, chez Boss à Berlin ou Shiseido à Tokyo, jamais on n’assisterait à une telle pantalonnade. J’y suis allé en connaissance de cause. Je savais que nous serions humiliés : il faut vraiment le faire exprès pour ne pas mettre un seul artiste français. Peut-on imaginer qu’à New York, Estée Lauder expose Buren, Boltanski, Raynaud, Messager, moi-même, à l’exclusion de tout artiste américain ? Ce serait inconcevable. Aujourd’hui, les architectes font les magasins, les artistes les décorent. Nous avions toujours été dans les salons bourgeois, là ça a pris d’autres dimensions…

On voit Jean-Jacques Aillagon chez Pinault et notre chargé parisien à la culture, Christophe Girard, chez Arnault…
En fait, on va leur demander de l’argent. On ne peut plus faire une expo importante sans aller demander l’aumône auprès des grands groupes. On ne parlait pas d’argent il y a dix ou quinze ans. Aujourd’hui, les artistes sont comme des pilotes de F1 à aller chercher les sponsors avant de monter dans la voiture. Si vous n’avez pas vos sponsors vous n’entrez pas dans le musée, ce qui veut dire avoir la bénédiction d’un autre type de clergé. Les coûts de production sont pharaoniques et on n’est pas l’Opéra de Paris, chez nous il y a obligation de résultats, qui se comptent en nombre d’entrées, et plus il y en a, plus les artistes en sont fiers.
Le succès est devenu une valeur qui vient influencer le jugement esthétique. Entre moi qui n’avais aucun succès et Louis Cane, qui en avait au début des années 1970, il n’y avait pas une différence énorme. Aujourd’hui, entre, disons, Bernard Joisten et Pierre Huyghe, elle est incommensurable. La carrière, le succès sont devenus des valeurs ajoutées et la liste des galeries est là pour « prouver qu’on est bon ». On en est arrivé à montrer une liste d’expos pour cacher des oeuvres. Il est de notre responsabilité de prendre également des chemins de traverse, sans démagogie, juste pour user de notre liberté. Nous avons encore la chance d’avoir le « Final Cut ». Lorsque j’ai fait mon exposition au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, il y a deux ans, j’ai pu décider de la forme du catalogue, du graphisme, de l’affiche. Il n’y a pas un domaine où on puisse le faire, sans se faire coller un directeur artistique.

Quand on vous demande, « vous êtes artiste, qu’est-ce que vous faites ? »
Généralement, la question est : « Vous êtes abstrait ou figuratif ? » Je dis figuratif. Il faut des réponses toutes faites, alors je dis que je peins des pianos, ou que je renouvelle la peinture en tube, avec des tubes de néon. Mais lorsque je dis que je peins en blanc des Frigidaire blancs, je perds mon public et les sièges se vident.

Interview publiée avec l’aimable autorisation de Libération, parue dans le numéro du 24 juillet 2004.

Note
1. Comment deux fabricants interprètent la même nuance de couleur.

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