Bertille Bak, Le tour de Babel
Dans une pratique où le documentaire se mêle avec poésie à la fiction, Bertille Bak développe une pensée singulière sur ses contemporains. Observatrice des communautés qui se forment et se délient au sein de territoires délimités, elle travaille moins dans l’idée d’un entomologiste épinglant des espèces recherchées que dans celle d’une recréation rêveuse de rituels perçus comme des témoins de formes de vie en collectivité.
Qu’il s’agisse de sa propre communauté, celle des corons du Nord de la France ou de groupes qui lui sont étrangers, il n’est jamais question pour elle de se mettre à distance ou d’opter pour un regard éloigné, mais bien au contraire de partager une séquence de vie, une lutte, une résistance. Chez Bertille Bak, les projets s’inscrivent ainsi dans le temps, plusieurs mois en général, pendant lesquels elle s’immerge dans une réalité et un quotidien, s’installe dans les lieux, noue des liens avec des collectifs, souvent en situation de précarité et à la limite du démantèlement.
C’est ainsi qu’elle a pu s’intéresser aux habitants d’un quartier de Bangkok menacé de disparition au profit d’un grand magasin, en mettant en scène l’implosion d’un de leurs immeubles au terme d’un chant du cygne révolutionnaire en morse lumineux. Ou encore aux Roms d’un camp installé à Ivry-sur-Seine, dans la banlieue parisienne, à leur silence forcé et au nécessaire camouflage qui les guette. Avec les membres de ces communautés, elle élabore un scénario, dans lequel ceux qui d’ordinaire sont contraints à une résistance passive et à une forme d’invisibilité, deviennent acteurs de leurs propres histoires au sein de leurs environnements habituels: le quotidien rejoué, amplifié et détourné se mêle à la fiction imaginée par l’artiste.
À Saint-Nazaire, où elle a été en résidence au Grand Café au cours des deux dernières années (de fin 2012 à 2014), Bertille Bak a également formulé un projet ancré localement, qui vise à dévoiler des réalités parfois masquées. S’intéressant aux chantiers navals, au ballet mécanique des machines, elle souhaite mettre l’accent sur les hommes qui travaillent à l’édification des navires de croisière les plus somptueux et sur l’équipage à bord de ces géants de la mer: leur communauté, non plus liée par une histoire commune, se pense d’abord par le travail et le partage de temps et d’espaces contraints où chacun doit trouver sa place.
Le paquebot, recréation d’un microcosme au territoire fermement délimité au milieu des eaux internationales, est choisi comme un des éléments de décor du film produit par l’artiste pour cette exposition. Avec son lot d’espaces réservés aux touristes et interdits aux employés, l’univers croisiériste engendre une forme de chorégraphie réglementée, où les zones réservées des uns sont interdites aux autres.
Intitulée «Le tour de Babel», en référence aux différentes nationalités et individualités qui composent ces communautés en partie invisibles, cette présentation mêle des objets évoquant les rituels des hommes et femmes de la mer, ainsi que leurs voyages et trajets parfois absurdes.
Commissariat
Sophie Legrandjacques