Nous pouvons voir actuellement à la Galerie Jean Brolly une exposition de photographies en noir et blanc de Bernard Voïta. Ce photographe travaille dans son atelier avec des matériaux de récupération : quelques bouts de cartons, quelques morceaux de planches, quelques pièces détachées d’appareils hors d’usage, tiges, tringles, fragments d’emballages, etc. Son travail consiste en une minutieuse disposition d’éléments divers devant l’objectif en vue de l’élaboration d’une image. Le résultat est surprenant : un paysage urbain, une architecture en chantier, une chaise-longue, etc.
À première vue, ce travail est celui d’un illusionniste surdoué. Le dispositif de l’enregistrement photographique d’une réalité placée devant l’objectif autorise de nombreuses possibilités de manipulation. Le jeu de la perspective, de l’échelle, du rabattement au plan, les effets de projection, de raccourci, de contraste flou/net, les alignements, les jeux d’ombres propres et portées, l’égalisation des textures par le grain du tirage; de toutes ces surprises optiques de la chambre obscure, Bernard Voïta joue avec une dextérité remarquable.
Avec du temps et la patience d’un parfait maquettiste, il peut tout faire passer à l’image pour son contraire, du bois pour du métal, du loin pour du proche, du grand pour du petit, du plein pour du vide, du volume pour du plan, etc. Il exerce ce talent depuis plus de quinze ans, ce qui fait de lui un précurseur en la matière. Depuis, d’autres photographes de maquettes se sont fait connaître, d’autres inventeurs d’espaces virtuels tels Thomas Demand, ont travaillé cette ambiguïté du réel perçu via les images captées.
Mais Bernard Voïta garde sa spécificité. Pas de manipulation numérique de l’image, la photographie est analogique, le tirage est traditionnel et argentique. Pas de montage, pas de collage d’images. L’épreuve est directement issue de la prise de vue. Ce qui est ici manipulé, ce n’est pas l’image, c’est le réel dans sa configuration apparente. Bernard Voïta arrange les choses pour les besoins de l’image. Il ajuste, déplace, dispose, obstrue, révèle, éclaire, oriente, etc. Et l’image s’élabore, se monte précautionneusement, partie après partie, dans l’œil du viseur.
Plusieurs séries d’images sont visibles dans cette exposition. Il y a les images de transats, prototypes d’assises imaginées par l’artiste. Les images de fourrures qui apparaissent sous les traits de dunes mouvantes qui s’étirent à perte de vue. Et enfin (sans doute la série la plus récente) des images plus complexes d’espaces intermédiaires. Suspendus entre deux échelles, partiellement obstrués, ces lieux se maintiennent dans une indétermination d’identité tout en restant d’une remarquable proximité. Et c’est peut être ce qui donne cette étrange qualité à ces compositions quasi picturales : ces lieux sont ceux de notre environnement coutumier toutes échelles confondues, ils nous rappellent la relative mesure du monde matériel que nous pratiquons tous les jours, celui des objets, des architectures, des villes, etc. Et cette exploration hors temps et hors échelle de notre espace quotidien fascine comme la découverte d’un nouveau monde…
À l’entrée de la galerie, un clin d’œil en forme d’image également obtenue par les procédés qui viennent d’être décrits : une photo d’appareil photo d’un modèle reflex inconnu, partiellement démonté semble-t-il. Le boîtier est parfaitement net à l’exception du reflet flou que l’on perçoit dans le miroir visible au fond de l’objectif évidé. C’est comme un avertissement : attention images flouées. Bien vu !
Texte 2
Par Sébastien Delot
Bernard Voïta n’avait pas exposé en France depuis 1990 (Centre culturel suisse): la galerie Jean Brolly propose sa première exposition en solo. Bien qu’il ne présente que des photographies, il serait difficile de réduire son travail à celui d’un photographe, son esthétique étant plus proche de celle d’un plasticien.
Après des débuts comme peintre, il s’oriente très vite vers la photographie qui lui offre un champ d’expérimentation plus large. Ses photographies assimilent la tradition des grands maîtres de la peinture comme Poussin. Voïta construit son espace comme un théâtre d’objets qui prennent sens une fois associés les uns aux autres. Des rebus, des objets insolites glanés ici et là sont bricolés pour retrouver une nouvelle identité, une signification autre que celle de leur origine.
L’apparente simplicité des compositions déconcerte et déroute. Faut-il se fier à l’objet comme témoignage de la réalité objective ? L’humour et la dérision se mêlent pour mieux troubler notre perception. Chez Voïta, les objets ont la poésie du langage des surréalistes.
La série Les Fauteuils et transats illustre parfaitement cet univers où le doute s’immisce peu à peu. Les objets bricolés n’existent pas pour leur fonctionnalité, mais bien comme Idée de la représentation que l’on peut s’en faire. L’artiste a créé des fauteuils de toute pièce et les a privés de leur essence en leur retirant leur usage.
On croit voir une chaise longue, mais on découvre en réalité un simulacre, l’association hybride d’une chaise et d’un dossier renversé. Avec humour, Voïta décline Magritte en un «Ceci n’est pas une chaise longue» — distance, ironie, leurre… Par l’association éphémère de fragments hétéroclites, il définit la syntaxe d’un univers qu’il crée au fur et à mesure.
Dans la série de photographies intitulée White Garden, Bernard Voïta met en scène des objets dans son atelier. Ensemble, ils constituent un réseau d’idées dans lequel les mots et les choses se fondent et se confondent. Les assemblages s’enchevêtrent et se déploient pour former des architectures imaginaires.
Comme des archéologues, on cherche à élucider le mystère que recèlent les formes où l’on peut reconnaître des détails de bâtiments, d’espaces urbains, etc., et où l’imagination a libre cours.
Le rêve et le pouvoir de l’imagination sont au cœur de l’œuvre de Bernard Voïta. Les nuages et les tâches sur les murs l’ont toujours fasciné. Situées à la frontière de l’abstrait et du concret, leurs formes se livrent à d’infinies interprétations, comme des mots délivrés du carcan de la syntaxe vagabondant librement sur les sentiers des émotions.
Dans Les Peaux, autre série en noir et blanc, c’est cette double lecture qui est convoquée: une image concrète d’une peau à la fourrure zébrée ou bien un paysage mental à l’espace infini: évoquant le flux et le reflux, tout n’y est que mouvement. La lumière perce presque de part en part les minces vagues rapides en forme d’éventail qui se poursuivent sur la berge – tentative de plongée en apnée du regard pour découvrir le sens sous la surface.
Bernard Voïta maintient ouvert le rapport du langage et du visible, il brouille nos repères en nous faisant passer subrepticement de l’espace où l’on parle à l’espace où l’on regarde.
— Sans titre, (chaises), 2002. Tirage argentique. Diptyque. 82 x 67 cm.
— Sans titre, 2001. Tirage argentique. 125 x 107 cm.
— Sans titre, 1997. Tirage argentique. 125 x 125, 121 x 135, 122 x 122 cm.
— Sans titre, 2002. Tirage argentique. 94 x 127 cm.
— Sans titre, 2002. Tirage argentique. 90 x 125 cm.
— Sans titre, 2001. Tirage argentique. 90 x 90 cm.
— Sans titre, 2003 Tirage argentique. 82 x 67 cm.
— Sans titre, 1997. Tirage argentique. 120 x 134 cm.