ART | INTERVIEW

Benjamin Sabatier

Parodiant les recettes de la grande distribution, Benjamin Sabatier rend visible les processus économiques de la mondialisation. Ses œuvres sont des kits à monter soi-même, à l’image des meubles Ikéa. Du coup, le collectionneur deviendrait-il un consommateur? Pas forcément.

Interview
De Benjamin Sabatier
Par Pierre-Évariste Douaire

Comment as-tu abordé cette exposition?
Benjamin Sabatier. Cette exposition représente deux ans de production. La présentation de tous les travaux permet de mettre à plat et de comprendre mon travail récent. Le tout est très cohérent. Les processus de fabrication sont toujours les mêmes. Ils sont facilement reproductibles et se résument à peu d’éléments. Comme ils sont apparents, chaque spectateur en rentrant chez lui peut réaliser ce qu’il a vu en galerie. C’est très simple à faire. Chacun est capable de réaliser une colonne de scotch. Rien n’est caché, tous les matériaux sont simples et communs.

Avais-tu envie de placer cette exposition sous le signe du logo?
Benjamin Sabatier. Le travail sur les logos fonctionne sur le même mode opératoire. Chaque logo, chaque pictogramme est compréhensible immédiatement. Ils sont aussi simples que les objets que j’utilise. C’est leur combinaison et la lecture qu’ils imposent qui complexifie le discours.

Dans les œuvres présentées, tu accumules, répètes des matériaux et des signes visuels. Pourquoi?
Benjamin Sabatier. Je récupère ce que je trouve. Je ne suis pas responsable de la couleur ou du design des quatre cents rouleaux de scotch qui me servent à élaborer une pièce. Ce n’est qu’après la collecte que le travail de plasticien peut commencer. Avec une légère variation, un objet courant peut devenir une œuvre d’art. Retirer un produit de consommation de son circuit de distribution revient à lui enlever son utilité. Quand je choisis un objet dans un supermarché je lui refuse toute commodité. L’accumulation d’objets permet d’insister davantage sur les formes que sur leurs usages. L’accumulation permet de pointer toutes ces choses. Ce qui est valable pour un objet l’est davantage pour un visuel. La superposition de pictogrammes annihile tout message. Grâce à cette opération le contenant devient un contenu. L’utilité de la boîte disparaît au profit d’une profusion du langage.

Beaucoup d’artistes travaillent sur le logo actuellement. Tu utilises ce matériau en étant pro ou anti-pub?
Benjamin Sabatier. Mon travail plastique permet de me situer dans le monde. Les objets que je fabrique sont autant des pistes pour comprendre notre environnement. Grâce à eux je parviens à me positionner, à prendre parti. Mon opinion sur la consommation diffère de celle des Nouveaux Réalistes. Entre les années 1960 et aujourd’hui, un fossé nous sépare. La mondialisation est passée par là. Je fonctionne différemment mais l’aspect critique reste présent.

Tu aimes révéler ce qui est caché?
Benjamin Sabatier. J’aime comprendre la nature d’une œuvre d’art produite selon les modèles économiques et commerciaux d’aujourd’hui. Pour expérimenter cet univers j’ai créé en 2002 la société IBK. C’était lors de ma première exposition à la galerie Jérôme de Noirmont. Le logo insistait sur la fabrication de l’objet d’art et sur sa commercialisation. Le fait main disparaissait. Il était remplacé par un kit, analogue à ceux que l’on trouve dans les grandes surfaces de bricolage.

Avec les kits d’IBK, le collectionneur devient un consommateur?
Benjamin Sabatier. Le collectionneur doit monter lui-même la pièce qu’il vient d’acheter. Il se retrouve avec une boîte. Il est dans la même position que devant un meuble en kit. Il dispose d’un patron, d’outils, de matériaux et d’un manuel en cinq langues traduit à l’aide d’un logiciel automatique, comportant forcément des fautes de sens et de syntaxe. Il lui suffit de coller le patron représentant le motif à réaliser, de le punaiser pour obtenir le portrait souhaité.

Le collectionneur réalise-t-il lui-même la pièce?
Benjamin Sabatier. Dans l’analyse de ce circuit marchand — qui reprend les mécanisme des chaînes comme Ikéa — la société IBK invente de nouvelles modalités de distribution et de vente. Les kits à réaliser sont vendus dans des galeries d’art. L’acquéreur d’un kit doit faire un choix. Il peut réinitialiser l’œuvre, il peut la réinventer, la faire lui-même, mais il n’opte pas toujours pour cette solution. Il préfère ranger la boîte et sa notice dans un placard.

Comment expliques-tu cette attitude frileuse?
Benjamin Sabatier. Les collectionneurs ont peur de franchir le pas. A ce moment l’œuvre achetée disparaîtra. Elle entraînera derrière elle sa valeur marchande et sa valeur d’échange. Certains suivent les instructions et installent l’œuvre chez eux, en famille ou avec des copains, d’autres coupent la poire en deux et réalisent le motif sur planche.

Les kits rendent visibles les limites d’une œuvre.
Benjamin Sabatier. Les œuvres en kit permettent de pointer la valeur-travail et la valeur-marchande de l’œuvre. Le spectateur peut devenir auteur avec le patron. Il a le choix. Il peut décider de réaliser l’œuvre à l’endroit qu’il veut. Mais cette liberté a un prix. Il doit se libérer du temps, car punaiser deux mille punaises prend du temps. C’est un vrai investissement. Chaque personne décidant d’ouvrir un sachet du kit prend le risque de ne plus pouvoir revendre l’oeuvre qu’il punaise au mur. Sortie de son emballage l’objet se déprécie financièrement.

Cette fétichisation de l’œuvre ne te dérange pas?
Benjamin Sabatier. L’ambiguï;té fait partie de la proposition. Je veux que le collectionneur se confronte à ce dilemme. Il doit faire un choix. S’il réalise l’œuvre il prend le risque de ne plus pouvoir la céder, s’il conserve la boîte intacte, il se prive de la vue de l’œuvre.

Tu joues sur le désir et les plaisirs contrariés.
Benjamin Sabatier. Avec les kits, les processus marketing sont inversés. C’est en voyant l’œuvre que l’on achète son emballage. Le contenant devient plus important que le contenu. La pièce punaisée en galerie donne l’idée d’acheter sa boîte. Cette dernière se substitue à l’œuvre-tableau. Le processus marchand est renversé. Habituellement chaque consommateur est intrigué par ce qui se cache à l’intérieur des sachets. Le but est de découvrir ce qui est caché. Les kits à l’inverse se substituent à cette logique.

Avec ton exposition actuelle, tu prolonges cette problématique du cacher/montrer. Parle-nous de tes nouvelles sculptures.
Benjamin Sabatier. J’achète des emballages qui contiennent des coques de protection. Je fais mes courses et je m’arrête sur des articles qui ont des housses de plastique transparent. Ces blisters me servent de moule. Je les utilise pour couler du ciment. Ce processus permet de réaliser facilement des petites sculptures. Il rend visible ce qui ne l’est pas. Le packaging cache une boîte qui, elle-même, occulte un sachet de protection. Le moulage comble le vide de la boîte. Il est le contrepoint de l’accumulation d’objets. Ce que nous faisons dans la vie est analogue. Les acheteuses compulsives comblent leur manque affectif en achetant des objets qui ne leur servent à rien.

Tu réalises également des tableaux à l’aide de bacs à glaçons.
Benjamin Sabatier. Les bacs à glaçons sont là pour conserver des moments. Je les remplit de papiers de magazines. Je les chiffonne et je comble les vides. Cette matière est proprement périssable. Un journal ne se conserve pas. Après l’avoir lu on le jette. L’œuvre garde la trace de cette mémoire. Elle conserve un moment donné. Chaque bac à glaçons correspond à un instant précis. Je les réalise les uns après les autres, au rythme des hebdomadaires que j’achète. Le temps de fabrication est aussi un temps de réflexion.

En plus de détourner les modèles commerciaux, tu intègres à ton travail tout le vocabulaire formel du XXe siècle. Tes colonnes de scotch font penser à la Colonne sans fin de Brancusi, tes kits évoquent les protocoles conceptuels, tu travailles sur la notion de monochrome, ta récupération de pages de magazines n’est pas sans évoquer le Nouveau Réalisme ou le Pop Art. Tu appartiens à une génération décomplexée?
Benjamin Sabatier. Les influences ne sont pas directes mais elles s’intègrent au parcours de n’importe quel artiste d’aujourd’hui. Cette accumulation permet de tracer sa propre route.

2 PACK AGE
Du 23 mars au 16 mai 2007
Galerie Jérôme de Noirmont
36-38, av. Matignon. 75008 Paris

 

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