Zineb Sedira
Beneath the surface
Les quatre écrans de l’installation Lighthouse in the Sea of Time rendent hommage à la beauté majestueuse des phares, et à la nature qui leur sert de toile de fond. On imagine aisément que c’est ainsi qu’ils apparaissent à Sedira lorsqu’elle s’y rend pour la première fois en 2009. C’est ainsi, en tout cas, qu’elle souhaite qu’on les découvre: superbes, «miraculeux» écrira le poète Tahar Djaout dans le registre des visiteurs du phare du cap Sigli.
Mais l’artiste ne se contente pas d’une esthétique purement paysagère. L’histoire que présente Sedira est avant tout une histoire humaine. L’ombre furtive d’une main se profile brièvement sur les écrans, une porte s’ouvre. Le gardien du phare du cap Sigli, Karim Ourtemach, dit Krimo, astique patiemment le grand verre de la lampe. Plus tard, on le voit écrire dans le registre du phare avec une attention minutieuse, presque sacerdotale.
Krimo prend parole dans le film The Life of a Lighthouse Keeper. Ses yeux pétillent lorsqu’il détaille sa routine: relève, vérification des machines, repas, veille, courte nuit, peinture à ses heures perdues. Krimo est un marin de terre ferme, et le phare, son port d’attache dont il parle avec déférence et tendresse. À l’heure des phares téléguidés et de la mécanisation, Sedira dresse le portrait d’un homme heureux de s’acquitter d’une tâche simple mais vitale.
Avec une certaine nostalgie, elle documente les derniers jours d’une profession vouée à disparaître. Cette série d’oeuvres permet aussi à l’artiste de poursuivre ses recherches sur le passé colonial de l’Algérie. Tous les phares du pays ont été construits entre la fin du XIXe siècle et le milieu des années 1950; ils marquent la période comprise entre la conquête de l’Algérie par la France en 1830 et l’indépendance en 1962. L’artiste fait des phares les témoins de cette histoire. Et lorsque dans le film La Montée…, elle gravit lentement les marches du phare du cap Caxine, Sedira met en scène son propre processus créatif: elle monte ces escaliers comme souvent dans son travail elle remonte le temps. Calme et déterminée, elle retrace les pas de ceux qui l’ont précédée.
Names Through Time: A Keeper’s Logbook et Handwriting Through Time: A Visitors’ Book s’inscrivent dans la même démarche historique. Le registre du phare («keeper’s logbook») est un document administratif, sorte de journal de bord des gardiens qui y notent les menus événements essentiels à la bonne marche du phare. Page après page, les années défilent. Les catégories sont immuables, «heures de l’allumage et de l’extinction», «consommation de la lampe» et «fournitures reçues», mais à partir de l’indépendance en 1962, les noms de gardiens, eux, changent. Duclaud, Bonnefont, Fischer disparaissent pour laisser place à leurs homologues algériens: Mehleb, Sidane, Chouqui. Dans le registre des visiteurs («visitors’ book»), les noms changent aussi, et pas seulement les noms de personnes. Ainsi Guyotville, Bougie, Philippeville deviennent Ain Benian, Béjaïa, Skikda. Les lieux qu’ils représentent sont les mêmes, mais leur réalité vient d’être transformée.
Le dernier chapitre de cette série de films, A Museum of Traces, est peut-être le plus déroutant parce qu’il souligne avec délicatesse toute l’ambivalence de la relation qu’entretient encore aujourd’hui l’Algérie avec la période coloniale. La caméra filme le petit musée du Phare du cap Caxine où sont rassemblés des anciens appareils de mesure et lampes, mais aussi des objets qui formaient le quotidien des gardiens de phares de l’Algérie française: la vaisselle décorée, les carafes en cristal, le tout soigneusement étiqueté en français, comme si c’était toujours la langue officielle du pays. L’oeuvre de Sedira s’immisce dans les interstices de l’histoire, elle explore les zones d’ombre, incomprises, fragiles et humaines, si souvent exclues des discours officiels.
critique
Beneath the surface