Dans la vitrine de la galerie, Mrzyk & Moriceau présentent la première des quatre interventions du cycle «Poppies are also flowers», une série de mollets nus et de pieds tournés dans différentes directions, allant par paire et chaussés de socquettes noires. Tout se passerait donc comme s’il s’agissait là de bipèdes à poils et sans plumes, pour le dire comme Voltaire, si, entre ce que voile et dévoile le rideau gris, nous n’étions secoués par deux perturbations.
D’une part, que font tous ces pieds trop ou trop peu vêtus? Entre cabine d’essayage et isoloir, qu’attendent-ils donc ainsi, immobiles? D’autre part, avec Mrzyk & Moriceau, la perplexité ne peut que s’étendre virtuellement au reste du rideau: est-il réellement en mesure de dissimuler la partie manquante des corps (sont-ils nus et comment?), ou bien, entre surréalisme, cocasserie, monstruosité, poésie, humour et psychose: tout autre chose?
Incitée à franchir le cadre des normes et à divaguer, l’imagination le reste en entrant dans la galerie avec «Before Behind Above Below», le titre sens dessus dessous de la série de tirages argentiques en noir et blanc du norvégien Torbjorn Rodland. Chacune de ses photographies résulte de plusieurs expositions. Le choix de ce qui sera gardé de chacune d’entre elles fait l’objet d’un décalque à même l’appareil, décalque dont les contours laissent place à la combinaison calculée avec d’autres.
Développées au domicile de l’artiste, les images obtenues composent ainsi avec l’un et le multiple. Par ailleurs, cet alliage survient régulièrement à la croisée de plus d’une dimension hétérogène si bien que les sens s’inversent, se mélangent et communiquent les uns avec les autres.
Le déchet transfiguré (le papier aluminium qui recouvrait un poulet rôti) devient enchanteur et précieux: un sceptre argenté en forme d’hippocampe bravant l’obscur (Dark Centre, 2011). Les fragments découvrent les paysages de nouvelles complétudes: le bris transparent d’une carafe étincelante pousse sur une petite branche (Fractured, 2011). Tandis que les objets changent d’usage et prennent vie, la mort, soudain, devient belle. En partance dans des plis noirs et chatoyants, l’insecte sur le dos vogue posé sur un timbre retourné (Black Beetle, 2011). Comme tranchée sans heurt, la tête d’une jeune femme reposant les yeux ouverts ressemble à une naissance (Desert Blonde, 2011).
Issues d’un univers au plus proche de la mélancolie sans l’être aucunement, les photographies de Torbjorn Rodland sont dotées de la mystérieuse évidence du beau. Plutôt que de le déranger, leur étrangeté arrange ou répare quelque chose de l’ordre du monde. D’une certaine façon, les deux stylos Bible Dry-Liter (Highlighters, 2011) donnent un indice.
Du même trait qu’il décalque et décide des agencements entre plusieurs photographies, Torbjorn Rodland souligne puis recolle les jointures invisibles et insoupçonnées d’une parole divine énigmatique et éparpillée. Là où le dessus, le dessous, le devant ou le derrière ne sont pas là où l’on croit, il recompose, en guise d’humble consolation, un désordre en forme d’ordre poétique ou mystique. Il s’agit moins de rêver sans doute que d’atteindre un autre niveau de réalité, de conscience et de méditation.
Il faut ensuite revenir. De là , de là -bas, d’on ne sait plus d’où. Nous dépouillant alors de toute image pour nous ramener à l’écran, Adriana Lara nous incite soudain à une réflexion sur le support et la surface d’avant toute projection, diffusion ou animation: «Scryyns, or Interesting Theories».
Or, deux des écrans d’Adriana Lara se transforment ici en peintures murales inégalement colorées, l’une bleue, l’autre verte. Plutôt que d’afficher leur neutralité, de se faire oublier ou de s’effacer au profit des images, les écrans s’imposent donc ici avec leurs matières, les pigments bleus ou verts nécessaires aux incrustations, devenant ainsi des toiles ou des panneaux qui peuvent tout aussi bien s’exposer, dissimuler, protéger ou faire écran (comme des souvenirs), voire même, faire écran à l’écran. Nous projetant avant que le cinéma ne soit, avant qu’il ne soit possible de se faire son cinéma, avant ou bien peut-être après la société du spectacle.
Deux autres de ces écrans, cylindriques cette fois, se muent en sculptures verticales pour mieux congédier la planéité tandis que des «peintures plasma» font s’entrecroiser des diagrammes sur le lieu des « théories intéressantes». Là où systèmes et paradigmes en viennent à coïncider ou à s’hybrider, les diagrammes formalisent ainsi les schèmes ouverts et inventifs de la recherche, de la découverte et de l’avenir.
L’exposition s’achève sur un rayon vert, le jeu de lumière d’une boite de nuit projeté par Adriana Lara sur une toile blanche. Rayon vert qui peut toujours, ironiquement ou non, faire penser à celui d’Éric Rohmer.
À la sortie de l’exposition, il ne reste plus qu’à chercher des entrecroisements intéressants. Et à danser. Avec tous ses pieds.
Å’uvres
Torbjorn Rodland
— Untitled, 2010. Photographie noir et blanc, tirage au sel d’argent, virage au sélénium, cadre, verre anti-reflet, anti-UV 57 x 45 cm
—
New Regime, 2011. Photographie noir et blanc, tirage au sel d’argent, virage au sélénium, cadre, verre anti-reflet, anti-UV 57 x 45 cm
— Shuttlecocks, 2011. Photographie noir et blanc, tirage au sel d’argent, virage au sélénium, cadre, verre anti-reflet, anti-UV 57 x 45 cm
— White Bows , 2011. Photographie noir et blanc, tirage au sel d’argent, virage au sélénium, cadre, verre anti-reflet, anti-UV 34,6 x 28,4 cm
Adriana Lara
— Vue de l’exposition Scryyns and Interesting théories, 2012.
— Interesting Theory 8, 2012. Sérigraphie, laque sur bois. 50 x 80 x 2 cm, 32″ plasma screen
Mrzyk & Moriceau
— Poppies are also Flowers 1, 2012. Rideau, polystyrène, plâtre, résine, chaussettes en laine