De la biologie à la philosophie, le chorégraphe fait de nous les témoins d’une véritable dissection de l’ «identité», donnant chair au concept comme pour mieux le soumettre aux tests scientifiques les plus extrêmes.
Au centre de l’environnement stérile que suggère l’épuration du décor, plateau immaculé réfléchissant la crudité clinique de l’éclairage, tombe comme d’une éprouvette invisible, un corps. Tout commence par une méthodique opération de vivisection verbale, alors qu’un premier discours défait l’intégrité physique de l’ « échantillon » évoluant avec lenteur sur scène. La voix de speakerine, froidement atone, s’enfonce tel un scalpel sonore de plus en plus profondément dans l’intimité des organes. Elle met virtuellement à nu, à travers l’érudition ― exagérée jusqu’au comique ― de la glose scientifique, les terminaisons nerveuses, « cellules de Schwann », « nœuds de Ranvier »…, éclatant le corps en ses milliers de corpuscules.
Quand les neuf autres interprètes surgissent à leur tour sur la lame du « macroscope » théâtral, l’expérimentation passe brusquement de la théorie discursive à la pratique effective. L’expérience du « moi » sera mise à l’épreuve du corps, consistera à épuiser, éreinter la corporéité, à dissoudre l’opacité de la surface pour parvenir à l’essence. Dans ce laboratoire scénique, tout se passe en effet comme si Garry Stewart tentait de résoudre la métaphysique question de l’identité en passant par l’exacerbation du physique problème spinoziste : « ce que peut un corps ».
Automates dépourvus de volonté propre, les danseurs semblent manipulés de l’extérieur. Comme soumis à d’invisibles décharges électriques, ces corps-robots, aussi malléables que des mannequins pour crash test, convulsent violemment au sol, se désarticulent, se plient, se ploient en des mouvements stroboscopiques.
Peu à peu pourtant, une évolution : les saccades gestuelles se fluidifient, se fondent en une matière plastique, à la fois ductile et caoutchouteuse. Bonds et rebonds défiant la gravité alternent avec de profonds lâchers, évoquant soudain la transe des danses tribales. Nous assistons à une (ré) « animation », au sens littéral du terme, tandis que l’énergie insufflée du dehors est peu à peu absorbée par ces embryons d’humanité prenant vie sous nos yeux. L’électricité se convertit en respiration. Le souffle, « anima », se fait réellement entendre, sifflant depuis les poumons des danseurs précisément à « bout de souffle ».
Poussés jusque dans leurs ultimes retranchements, les corps se désagrègent, ou plutôt dépassent, éclatent leurs limites charnelles pour devenir parties d’un tout plus vaste. L’ « identité » surgit ainsi du craquellement des barrières épidermiques, non comme indéfectible « unité » mais comme connexion éphémère et circonstancielle de milliers d’unités, dans l’ici et le maintenant chorégraphique. L’expression « corps de ballet » prend tout son sens, en particulier lorsque chaque danseur se fait «membre », mimant les flux et reflux d’énergie qu’activent vaisseau sanguin, rein, cage thoracique, bouche… tandis que les contractions cardiaques figurées par une danseuse ― sur la gauche de la scène ― s’emballent peu à peu jusqu’à la crise.
Le cardiogramme du ballet s’apaise enfin. Glissant depuis le fond de la scène, un grand plan incliné tendu de tissu blanc, excroissance scénique, se métamorphose en tableau vivant ― matière poreuse percée, traversée de têtes, bras, jambes, torses dénudés et anonymes, particules de danseurs démembrés, se recomposant en d’aussi infinies qu’éphémères combinaisons. La lumière, substance tactile et colorée, relie entre eux ces fragments corporels, devenus chromosomes charnels. L’expérience s’achève sur l’observation de ce bouillon de culture, entre mitoses et méioses chorégraphiques, parfaite illustration génétique d’une philosophique de l’identité: « réseau dense d’interconnexions pour donner sens au vide » selon Garry Stewart.
— Concept et mise en scène: Garry Stewart
— Chorégraphie: Garry Stewart et les danseurs de l’Australian Dance Theatre assistante à la chorégraphie
Larissa McGowan
— Texte: Garry Stewart, Michael Heynen & Professeur Ian Gibbins
— Scénographie: Diller, Scofidio + Renfro
— Son: Brendan Woithe (colony nofi)
— Lumières: Damien Cooper
— Vidéo: Brenton Kempster (ZuluMu Design + Post)
— Costumes: Gaelle Mellis
— Dramaturgie: Professeur Julie Hollege
— Photographe: Chris Herzfeld (Camlight Productions)
— Avec: 10 danseurs