Ainsi de la série des Femmes de Dresde (1990) qui de loin produit une saisissante impression jaune, uniformément jaune. De près, les têtes apparaissent taillées en creux, en dedans, comme si l’artiste avait fouaillé les visages jusqu’à en extraire les traits et, parvenu à ce point, les avait laissées là , la face fixe rencognée dans ses sutures. Pourtant ces figures comparaissent sans violence, inviolées, comme si Georg Baselitz les avait abrasées doucement.
En parcourant l’exposition à rebours, on s’aperçoit comme d’abord — et contrairement à ce que l’œil a cru — la taille était douce, le rabot tendre et que la grossièreté des statues (mais ce n’en sont pas, ce sont, bel et bien, des sculptures) ne venait que du fait qu’elles semblaient escarpées.
Avec le temps, les figures de Georg Baselitz se sont «désarrondies», elles se sont «décourbées»; elles ont — sans perte — abandonné ce qui leur restait de finesse. Comme dans sa Chose à carreaux (1994), l’artiste semble avoir été tenté quelquefois de retrouver la douceur des contours, des lignes et des arêtes de ses sculptures en les ceignant de toile, en les emmaillotant. Le risque inhérent au procédé est bien sûr que l’on confonde la chose sculptée avec une momie, avec cette sorte d’être paraissant vivre encore, et encore respirer sous le tissu, au point que sous lui le bois s’oublie, et qu’à l’icône se substitue l’idole.
S’il y a bien un petit côté totem et tabou dans ces forêts de gestalt, un petit air bucheronnesque aussi dans l’allure de l’artiste, cela, finalement, est de peu d’importance. En vérité les photographies d’atelier donnent davantage l’envie de voir, non pas l’artiste à l’œuvre, mais ses restes. Voir comme autour des effigies ébarbées les copeaux errent, car on sent bien qu’ils leur reviennent aussi. Sur chaque figure, en effet, une place manque qu’une doucine a ôtée; stigmate de l’absence qui dit de l’art et sa nécessité et sa violence.
Le souci de Georg Baselitz est bien aussi, sans renoncer à l’œuvre, de faire entendre par elle la discordance qui est peut-être un écho de cette violence originelle. Ainsi l’artiste tronque, c’est le mot, chacune de ses sculptures, les soustrait à l’empire de la symétrie jusqu’à les faire apodes comme dans Tête et torse rouges (1993-1996), ou bien, à l’inverse, à isoler un membre, comme dans son célèbre Pace Pierre (2003), cette jambe de bois jouant avec la Jambe de bronze de Giacometti, et dont la paire s’égaye en ce moment parmi les plâtres de l’Academia de Florence.
L’entaille retrouve ainsi la découpe des Femmes de Dresde, lesquelles ont au surplus doté les Autoportraits (2009-2010) de leur monumentalité.
Cette série de penseurs en casquette synthétise en effet une partie de la production de Georg Baselitz, notamment les personnages de Ma nouvelle casquette (2003), de Madame Outre-Mer (2004) ou même Elke (1993), la femme fardée, et reprend leurs attributs: une montre, un viatique, des escarpins, ce petit fétiche de l’artiste qu’on retrouve jusque dans la demi-douzaine de toiles exposées aux côtés des sculptures. Malgré leurs pieds légers, ces colosses de tilleul jouissent d’une ossature en charpente sans que, pourtant, la poutre ait barré l’œil et réduit par sa grandeur la sensibilité.
Il suffit ainsi de deux tampons de peinture blanche pour que les géants pleurent et qu’on redécouvre en eux la figure triste immense de Sans titre (1982), dont les grands yeux en tourbillons évoquent immanquablement ceux de Peter Lorre — mélancoliquement fous. Près de Lorre donc, puisque désormais ce bout de bois a un nom, il y a un autre fou, Tête-G (1987). C’est un nœud de hêtre pourpre éclaté en carreaux, avec pour toute face six badigeons d’huile bleue, et pourtant c’est une mappemonde aussi, avec ses rides méridiens et des cernes sans âge.