Manuela Marques
Backstage
Manuela Marques développe un travail centré sur la question de l’image et des processus afférents. Il s’agit essentiellement de l’image reproductible associée à la pratique de la photographie mais aussi de la vidéo. Ces deux médias conservent une relation étroite avec son référent, qui est toujours porteuse, chez Manuela Marques, d’une construction. Comme tels, ses travaux, bien qu’ils documentent des réalités déterminées, imputables aujourd’hui à un champ davantage social et anthropologique que psychologique, ne les présentent pas pour autant comme des entités évidentes. Au contraire, chaque réalité représentée qui résulte de choix déterminés, de cadrages, de perspectives et d’autres procédés comporte des niveaux d’ambiguïtés et d’étrangeté qui en perturbent la compréhension, rappelant que l’expérience avec le réel est toujours une rencontre manquée.
L’exposition « Backstage » reprend ces mêmes préoccupations à travers une sélection de photographies et de vidéos réalisées, pour la majeure partie des œuvres présentées, à Ahmedabad, la plus grande métropole de l’État du Gujarat en Inde. Tout comme son précédent projet réalisé à São Paulo (dont quelques œuvres seront également exposées au CRP), la ville constitue le référent central, même si, à la différence du travail brésilien, les perspectives utilisées sont majoritairement frontales et rapprochées. Il est question de regards directs qui contredisent cependant leurs propres effets de linéarité, nous restituant des séquences du quotidien de Ahmedabad qui dépendent autant de son histoire, de ses us et coutumes et des gens, que de la façon dont elles s’en éloignent et reconfigurent visuellement, dans les deux cas, la vie de cette ville.
Dans la série Backstage, les photographies prises le soir et à contrejour engendrent des compositions abstraites aux couleurs vives qui font apparaître, subitement, les vues arrières d’un marché de rue installé contre les grilles d’un jardin, en même temps qu’elles défont les frontières entre espace intérieur et espace extérieur. Déjà dans Cerf-volant, le contraste lumière/ombre donne lieu à une seule image en contre-plongée dans laquelle les branches et les feuilles d’un arbre apparaissent sous la lumière intense du ciel. Toutefois la présence inattendue d’un jouet (un cerf-volant en papier) au milieu des branches rehausse cette image d’une autre réalité et ouvre les perceptions que nous pouvons en avoir.
À ces travaux font écho, des photographies aux plans plus rapprochés qui amplifient l’attention portée aux petites perceptions ou aux rituels du quotidien et à leurs résonances respectives de distance ou de rapprochements sociaux (dans Don, une main offre quelque chose d’insaisissable à l’autre, tandis que la rencontre évoquée réapparaît métaphoriquement dans l’image du feu qui se consume dans la vidéo Feu).
L’artiste convoque également le monde du travail à travers les vendeurs de rue en Inde. Dans Lucky Charm, c’est une sorte d’inventaire de motos décorés de foulards: l’effet de répétition lié à l’idée de série photographique, pour aborder le travail lié ici à un rituel (les foulards noués sont des portes-chance contre les accidents de la route) coexiste avec l’effet de singularité que génère la particularité de chacune de ces amulettes.
À leur tour, aussi bien la photographie Travailleur 1 que la vidéo Travailleur 2 développent à partir du portrait — dans ce cas précis, celui des travailleurs ambulants — des particularités visuelles en mêlant aux visages des personnes, leur outil de travail, les rendant plus ou moins difficiles à identifier.
Ainsi, tandis que dans la photographie Travailleur 1 la transparence des bulles de savon permet encore de discerner un visage, dans la vidéo Travailleur 2, filmée en gros plan, le ballon en gonflant voile peu à peu le visage jusqu’à qu’il soit substitué par une tache bleue qui émerveille aussi bien qu’elle déstabilise le regard.
À travers l’utilisation de plans chaque fois plus rapprochés, Manuela Marques intime à ce montage/exposition un mouvement qui part progressivement du visuel vers le social (le diptyque intitulé Manifestation 1 et 2 réalisé à São Paulo étant emblématique), assumant tout de suite le social comme point de départ, pour en extraire des conséquences de l’ordre du visuel, sans qu’un champ annule l’autre.
Sofia Nunes