Loin d’être périlleuse, l’évocation de Babylone, de son élaboration jusqu’à sa chute, se gorge de paradoxes qui en nourrissent la légende et par la même occasion l’imaginaire artistique. Ville antique de Mésopotamie située sur l’Euphrate à environ 100 kilomètres au sud-est de l’actuelle Bagdad, elle fut à la fois perçue comme le berceau des civilisations et comme métaphore de la corruption, fruit de l’ambition démesurée des hommes qui la bâtirent.
Aux côtés du souvenir d’une cité prestigieuse persiste celui d’une société pervertie. Et à la mémoire des jaardins suspendus de Babylone, appartenant au cercle restreint des Sept merveilles du monde, s’oppose celle de la tour de Babel, vaine tentative des hommes de s’élever jusqu’au ciel, source de leur perte, allégorie de leur disgrâce.
Tel un funeste retour aux sources, c’est cette dernière qui a été en grande partie choisie par les artistes, au regard de l’iconographie présente dans les œuvres exposées, spécialement réalisées pour la manifestation.
Dès l’entrée, l’œil se confronte ainsi à une véritable sculpture architectonique, sorte de mini-ziggourat contemporaine à l’aspect somme toute archaïque. Si les formes géométriques empruntées par Elmar Trenkwalder se déclinent sous le mode de petits piliers et pilastres antiques, bien éloignés du registre purement mésopotamien, elles résonnent cependant, par leur rassemblement équilibré non dénué d’exubérance, tel un écho lointain aux fastes des royaumes amorites. Aux confins du rêve et de la réalité, Babylone, ici singulièrement fantasmée, reste reconnaissable entre toutes et ouvre harmonieusement la voie à d’autres propositions aux interprétations multiples.
Celle de Robert Combas est une étude picturale pour «un faux monument dédié à Babylone». Sens de la caricature et de la couleur, mais également citation de l’écriture urbaine empruntée au graffiti et à la culture populaire, se retrouvent dans cette grande toile figurant guerriers gréco-romains et têtes de caryatides dont les traits s’inscrivent dans la pure lignée des portraits du Fayoum.
Là encore, une fois n’est pas coutume, l’Antiquité dans son vaste ensemble est rappelée au tribunal de Babylone, comme pour mieux déjouer notre mémoire fantasque déformée au fil des siècles. Le temps de la visite, un trajet intellectuel s’esquisse, si bien qu’à la simple vue des tours dessinées par Steve Galloway, Babel jaillit avec vigueur dans notre esprit, et ce malgré l’environnement surréaliste qui les entoure, à la fois comique et menaçant, en un mot étrange.
Le bizarre et l’incongru talonnent le dramatique. Les aquarelles de Béatrice Cussol interrogent le monde féminin alors que les céramiques de Michel Gouéry se muent en d’authentiques excroissances baroques, où s’entremêlent les sujets liés au corps. Partout des flux, de l’énergie vitale qui s’étale et se dissipe, dévoilant de la sorte le sentiment tragique de notre existence.
Babylone la tragique, Babylone la belliqueuse. Aux juxtapositions du passé et de l’Antiquité, homogènes dans un grand tout, s’immiscent désormais les rapprochements avec notre actualité.
Aujourd’hui, la guerre qui bouleverse le reste du monde, ne sévit-elle pas à Bagdad? Les sculptures à l’allure verticale de Stéphane Pencréac’h témoignent des conflits par l’utilisation détournée de jouets d’enfants — petits soldats, hélicoptères miniatures, peuplade lilliputienne — rassemblés dans un conglomérat, assortiment unifié par une couleur sombre, d’une rare force expressive. Une grammaire ludique et enfantine pour conjuguer violences et passions humaines.
La toile de Daniel Clarke fait elle aussi allusion aux vert paradis d’un bonheur menacé, à l’image de ces enfants qu’elle représente, construisant sur la plage un château de sable, tour faite de poussière, vouée indubitablement à s’écrouler une fois venu le temps des vents et des marées.
Si aucune œuvre ne cite la célèbre représentation de la tour de Babel par Brueghel l’ancien, la composition graphique de Philippe Druillet rend cependant hommage à la toile de Böcklin L’Île des morts. Forte de ses allées et venues entre passé et futur, Babylone, par delà sa chute, s’inscrit ici dans la science-fiction.
Le film d’animation de Baptise Ferrier qui clôt l’exposition illustre bien ce propos: adapté d’une nouvelle de J.L. Borges, il retrace la tentative d’un jeune homme de reconstituer son passé, dans une cité où le hasard régit la vie de chaque habitant. Car si toutes les routes mènent à Rome, seules les méandres de l’Histoire et de notre mémoire rejoignent Babylone.
Michel Gouéry
— Sans Titre, 2007. Céramique peinte. 32 x 50,5 x 24 cm.
Elmar Trenkwalder
— WerkVerZeichnis 71, 2006. Terre cuite émaillée. 61 x 46 x 46 cm.
Stéphane Pencréac’h
— Babylone, 2006. Technique mixte. 150 x 65 x 70 cm.
Steve Galloway
— Babylon Dance Party, 2007. Fusain sur papier. 62,87 x 45,72 cm.
— Buddy Wilbur’s Grand Tower Of Babel Creek, 2007. Fusain, papier. 63 x 45 cm.
Robert Combas
— Étude pour un faux monument dédié à Babylone. Le vieux Nabopolossar a quelque chose. Il a l’idée et il les a données à David. Non! Pas le fils de Johnny, Non! le peintre de la Révolution et de Napoléon; en parlant de fils, Nabuchodonosor a fait très fort. Il a construit des murs, des colonnes, des statues immenses, colossales. Des statues immenses, colossales. En deux mots: Babylonossosor plein d’or, 2007. Techniques mixtes sur toile. 140 x 140 cm.
Baptiste Ferrier
— Babylone (d’après Loterie à Babylone de Borges in Fictions), 2005. Vidéo. Ed 1/8.