Niels Trannois
B (hands in a chinese cookie jar)
«Une coupure nette, c’est quelque chose dont on ne revient pas, quelque chose d’irréparable, cela fait que le passé cesse d’exister» (The Crack up). C’est cette coupure, ce déracinement qui laisse sans mots dont parlait F. Scott Fitzgerald, dont Niels Trannois s’attache à travailler l’avènement pictural, jusqu’à aller la provoquer pour, dit-il, «rendre la peinture amnésique».
Au départ de l’acte pictural, il y sans doute la reprise en main d’un questionnement «moderne», celui qui s’attacherait à suspendre une opposition irrésolue entre contenu et expression, langage et sensation, narration et abstraction, entre ce qui signifie et ce qui, toujours, fuit. Tel que le formule l’artiste, il y aurait donc à l’origine la tentative de «penser sans les mots», sans appui ni certitude, avec pour seul préalable un flux confus d’images et de représentations mentales, intimes ou collectives.
Dans l’atelier de l’artiste, il a déjà au mur l’amorce de la séquence picturale à venir: les lefts overs punaisés, résidus sans statut de travaux accomplis et d’images collectées qui forment l’horizon disloqué du peintre. Captés par prise de vue, puis imprimés au grand format sur papier, ces clichés pris directement dans l’espace de travail subissent alors un «traitement pictural». Ce processus d’empreinte et de décollement procède selon deux tempo.
Il y a d’abord la lenteur de l’imprégnation, lorsque la peinture, appliquée de «dos» vient gonfler les pores de l’image pour «faire surface».
Puis il y a la force du choc, qui par pression entre la feuille de papier et la plaque de bois, extrait le surplus, fossilise le négatif sur un support qui servira alors de châssis sur lequel l’image sera ensuite épinglée. Donné à voir sans protection, «à nu», le «positif» qui constitue l’image picturale finale est une surface réactive; poreuse aux potentielles variations hydrométriques de son espace de présentation elle donne en creux la mesure d’un souffle dont la maîtrise n’est jamais définitive.
Ce processus d’imprégnation et d’extraction, que l’artiste déploie dans une grande économie de moyens (papier, bois, bombe aérosole, huile), littéralise un travail à même le langage. Un langage dont il expérimente, manuellement, la résistance: remplir l’image, puis en défaire la complétude, faire entrer le jeu de l’imprévu au cÅ“ur du processus expressif, c’est aussi ici s’attacher à défaire le cliché, l’image «pleine et plate». Chercher à décoller ce qu’il y a derrière l’horizon des faits c’est suspendre le sens et creuser l’ellipse, mettre en carence l’image. C’est, comme l’explique l’artiste, donner à la peinture cette place qui lui revient de «défaire le système du langage pour saisir des matérialités qui par échos ou synesthésies évoquent des situations, une sensibilité.»
Par delà l’apparente sérénité, l’inertie de ce monde suspendu, se trouve conservée en mémoire sur la toile la violence qu’a imposé l’acte pictural, c’est à dire quelque chose qui arrache à sa présence l’image originale, par un travail de déplacement et d’entrechoquement. C’est cet état paradoxal, cette zone de latence, partagée entre le mythe et le langage, le dévoilement et la disparition, la trace et le corps, qui fait que les peintures de Niels Trannois renvoient toujours à un hors-champ, à une «part manquante».
Car si l’image sédimente les traces des différentes opérations, elle dissimule aussi une intériorité sur laquelle le spectateur ne peut alors que spéculer, en surface. Le négatif obtenu par transfert, puis recouvert par un morceau de toile brute soutient l’image pour en constituer le socle sculptural, il en est le point aveugle, plus encore, le point neutralisé par un souvenir-écran.