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C’est l’essor inexorable de la «société du mépris» (Axel Honneth) : mépris de la pensée, de la culture, de l’art, de la poésie, et des activités sensibles victimes de l’hégémonie des valeurs quantifiables, rationnelles, accumulables et interchangeables du nombre dont la société numérique marque l’apogée.
L’art contemporain désoriente souvent, lui aussi, mais pour de tout autres raisons. Il attire et repousse parce qu’il apparaît comme une immense machine à broyer les préjugés et les stéréotypes de pensée, de vision et d’action. L’art moderne et l’art contemporain n’ont en effet cessé de démolir un à un tous les éléments traditionnels de l’art : le tableau, le métier et le savoir-faire manuels, les matériaux, les genres, les disciplines, les institutions, et la représentation évidemment.
Contrairement à ce que croient les nostalgiques de la grande tradition antémoderne de l’art, ce démontage assidu n’obéit pas à un projet nihiliste de dénaturer l’art, mais est inhérent au processus créatif par lequel l’art peut résonner et devenir avec le monde.
La déconstruction de l’art n’est pas sa ruine ni sa destruction programmée, mais une condition de sa contemporanéité, et de sa pertinence signifiante. Pour être contemporain, c’est-à -dire pour produire du sens sur aujourd’hui, l’art doit sans cesse réinventer ses formes, ses procédures, ses matériaux, ses problématiques — au risque de désorienter…
La force critique de l’art, et sa pertinence politique, passent par sa capacité à remettre en permanence esthétiquement en cause ses valeurs et ses formes en tant que sédimentation de valeurs sociales et politiques — «L’arme de la critique ne saurait remplacer la critique des armes», écrivait Marx en 1843, dans un tout autre contexte.
Par delà , donc, l’hermétisme de nombreuses œuvres contemporaines et l’incompréhension qu’elles peuvent susciter («Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère», note Proust dans Contre Sainte-Beuve), elles incarnent l’idée salutaire qu’un espace infini de formes, de postures et de regards possibles existe en bordure de ce monde-ci. Elles expriment ce sentiment exaltant et terriblement attirant que les limites et les rigidités de nos vies ordinaires ne sont pas indépassables.
C’est sans doute ce qui motive l’énorme affluence populaire à la «Nuit blanche», autant que le succès de fréquentation du Palais de Tokyo : la quête, confuse peut-être mais bien réelle, d’issues possibles à notre embrigadement dans les stéréotypes de la société du spectacle, dans les protocoles de la société de contrôle, et dans les indécences de la société du mépris.
Tel est le vrai danger de l’art contemporain pour l’ordre établi, celui de mettre en œuvre des alternatives. Le scandale des impressionnistes qui abolissaient la forme symbolique de la perspective, ébranlant ainsi l’ordre séculaire qu’elle incarnait, n’a eu d’égal que le scandale des ready-made par lesquels Marcel Duchamp a mis à bas l’édifice des grands principes de la création artistique et de la production des biens matériels.
On comprend pourquoi ces œuvres qui créent des forces alternatives aux valeurs, aux fonctionnements, et à la rationalité supposée de ce monde-ci, sont systématiquement dévaluées : rejetées dans le règne du «n’importe quoi» et du dérisoire, associées aux délires ou fantaisies irréalistes des artistes, ou neutralisées par leur mise en spectacle.
L’art contemporain est accusé d’être une version du chaos à mesure que ce monde-ci s’enfonce lui-même dans un chaos bien réel et que la rationalité peine à masquer ses propres défaillances.
L’art contemporain n’est pas seulement l’art produit aujourd’hui, c’est un art pour aujourd’hui, un art différent de l’art existant, un autre art dans l’art. Mais c’est un art pris en tenaille entre sa nécessaire différence et la désorientation qu’elle suscite.
C’est par cette différence, et au risque de désorienter, que l’art peut résister à l’uniformité et à l’insignifiance de ce monde-ci.
André Rouillé.
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Olivier Nottellet, Les Égouts du paradis, 2005. Vidéo diaporama. Courtesy La Galerie, Noisy-le-Sec. © Olivier Nottellet.