Communiqué de presse
Ruben Brulat
At the edge of brink
Chaque soir, le quartier de la Défense, à l’ouest de Paris, se vide de sa population d’hommes d’affaires et d’employés, et se transforme en no man’s land. Car la nuit, ce centre économique international, agglomérat de tours de bureaux poussé comme une forêt d’acier sur une immense dalle piétonne en béton, devient une périphérie, un désert urbain que nul être ne hante.
C’est cette ville fantôme qui ne semble rien attendre, que le photographe Ruben Brulat explore, nuit après nuit, de passerelle en parking, de couloir en escalier. Chaque cliché aura demandé à l’artiste des dizaines d’heures d’errance, à la recherche d’un lieu dont le néant lui parle; un lieu où la lumière, l’architecture, les matériaux et les reliefs composent un décor incongru et tragique.
Ensuite, ce sont encore des heures d’observation, d’imprégnation, de rêve. Mais lorsque la vision surgit, elle devient aussitôt désir, exigence impérieuse de réalisation. Pour atteindre à cette symbiose paradoxale qu’il a le don de créer avec ces lieux désolés, l’artiste éprouve le besoin de se mettre à nu, ici, tout de suite. Il doit à tout prix investir l’endroit, s’y projeter en tant qu’être.
Partir sans être allé jusqu’au bout est hors de question; ce serait une faute, au sens moral du terme. Et voici le photographe dans son propre objectif, plongé dans son propre regard, sans vêtement ni artifice.
De photographie en photographie, une métaphore se construit. L’évidence ne se fait jour que là où le pouvoir économique triomphe, le vivant n’a pas sa place. La vie qui, dans une prolifération joyeuse et irrésistible, s’introduit partout, dans les moindres recoins, a pourtant été chassée d’ici. La végétation elle-même, placée là par des logiciels, semble étouffer dans sa servitude.
Elle a beau s’efforcer de reprendre ses droits sur les recoins oubliés par l’urbanisme totalitaire, ses maigres victoires font apparaître la vie comme un phénomène macabre et obscène. À première vue, la série «Immaculate» relève de la photographie plasticienne. Et pourtant, la présence d’un corps humble et discret, nu sans être provocant, sans sexe, sans identité, la fait basculer dans un tout autre ordre de représentation. Étrangement, une certaine beauté se dégage de cette hideur.
L’humain, malgré tout. C’est peut-être de là que vient ce bonheur total, cette euphorie fébrile qui s’empare de l’artiste lorsqu’il emporte chez lui un de ces clichés surnaturels: la victoire d’avoir arraché un portrait de l’humanité à cet espace qui prive la vie de ses droits essentiels. Il y a, dans la démarche de Ruben Brulat, quelque chose de romantique, au sens dix-neuvièmiste du terme. Son travail est celui d’un solitaire, exalté et mystique, lancé dans une quête qui le confronte aux limites et lui ouvre les portes d’une appréhension nouvelle du monde.
Autrefois, à la suite d’Amiel, toute une génération avait proclamé que «chaque paysage est un état d’âme», et plongé son regard dans des perspectives sans fin, accidentées comme la vie, torturées comme le sentiment humain. Une fascination que l’on retrouve nettement dans cette nouvelle série de photographies, intitulée «Primates».
Parmi les rochers, la neige et la glace hostiles, peu disposés à accueillir la vie, voici un corps sans identité, totalement nu et démuni. Parviendra-t-il à se fondre dans ce décor, dans cet infini d’accidents ? Saura-t-il s’apparenter à la bête qui, établie en son milieu, règne sur son territoire ? Elle est bouleversante, la tentative désespérée de cet être de faire corps, justement, d’être accepté, ou ré-accepté, par une matrice dont la substance humaine est étrangement exilée. Le voici ravalé au rang d’espèce, comme un homme d’avant les millénaires, forcé de se connaître et de s’adapter aux déterminations extérieures qui ne sont que menaces.