La maison apparaît comme le centre névralgique des projets de Jeanne Susplugas. Elle est considérée comme un lieu privilégié, celui de notre intimité, mais également comme une scène de théâtre où se meuvent nos corps et où se déploient nos habitudes, nos manies, nos obsessions. Toutefois, la maison symbolise également l’enfermement, l’isolement, le cloisonnement et, par voie de conséquence, une possible aliénation comportementale et psychique pour les individus qui y vivent.
Des œuvres à la portée clinique et sociologique
C’est sur cette ambiguïté que se déploie l’exposition «At home, she’s a tourist» qui, dans son titre même, laisse deviner un inquiétant paradoxe: être étranger chez soi, ou être étranger à soi-même. Jeanne Susplugas pose ainsi un diagnostic sur les maux de nos sociétés. Et son travail revêt une connotation médicale, clinique, psychologique, pathologique, mais aussi sociologique, afin d’examiner les mécanismes et les processus d’aliénation à l’œuvre dans notre monde.
Ce serait donc un certain mode de vie et un certain conditionnement social qui déclencherait en nous des angoisses, des névroses, des phobies, des tocs. En ce sens, l’œuvre de Jeanne Susplugas, au-delà de la question de la maison et de l’habitat, s’intéresse tout particulièrement à la médicamentation, aux palliatifs, aux effets placebo, qui fonctionnent comme des «béquilles» pour l’esprit et le corps humains souffrants. L’installation principale de la Maréchalerie, réunit d’ailleurs ces deux thématiques: dans Flying House, on aperçoit une maquette de maison standardisée, bleu pâle aux volets verts, qui s’envole comme une montgolfière arrimée au sol par un tas d’objets – dont une boîte géante de médicaments «Oscillococcinum»
L’aliénation contemporaine
Tandis que la maison volante évoque un conte ou un dessin animé, son architecture, assez banale, nous ancre davantage dans une réalité plus plate et familière, celle des banlieues pavillonnaires où chaque habitation se ressemble comme deux gouttes d’eau. La standardisation des goûts et des modes de vie apparaît comme l’un des éléments déclencheurs de l’aliénation contemporaine. Les objets, aux dimensions décuplées, traduisent à leur tour la place prépondérante du matérialisme, du fétichisme et du culte des objets dans les comportements consuméristes actuels. Avec malice, Jeanne Susplugas semble surtout avoir récupéré ces objets surdimensionnés dans des boutiques ou des pharmacies, placés habituellement en tête de gondole, afin de mettre en avant un produit ou de promouvoir une offre spéciale.
D’ailleurs, si «Oscillococcinum» est une marque d’homéopathie fabriquée à partir d’hormones de canard, et que son efficacité clinique a été déclarée nulle, gober des cachets pour prévenir un rhume, et angoisser à l’idée de tomber malade, en disent long sur nos mentalités. Jeanne Susplugas pointe alors une réalité douloureuse et taboue pour un pays, la France, qui consomme abondamment des médicaments, et où l’industrie pharmaceutique est extrêmement puissante tout en générant d’énormes profits: «Quelle différence entre l’achat d’un burger et d’un anxiolytique?», se demande très justement l’artiste.
Un consumérisme maladif
La collection d’objets à laquelle se trouve attachée la maison souligne donc l’emprise du matérialisme et sa pesanteur, dans nos vies. Ces objets dessinent aussi en creux les traits d’une société avide de médicaments, de loisirs (raquette et balle tennis, paire de baskets), de luxe (gants en cuir rouge), d’exotisme (un grand sac de voyage), de technologie (un ordinateur Mac) et névrosée par la violence jusqu’à en devenir paranoïaque (un flingue, un poing américain, une bombe lacrymogène). En réalité, cet amas d’objets provient d’un questionnaire préparatif au projet Flying House, où Jeanne Susplugas demandait à ses interlocuteurs quels objets personnels ils emporteraient s’ils devaient subitement quitter leur demeure (cas d’incendie, de catastrophe, etc.).
Nous semblons ainsi viscéralement attachés à certains objets, au point que l’on pourrait se demander, suivant les sagesses antiques, si posséder quelque chose ne revient pas être possédé par cette chose. En ce sens, les vanités de Jeanne Susplugas, réalisées en céramique blanche, nous plongent encore dans un univers clinique, aseptisé, et soulignent la vacuité de notre condition, de nos aspirations. Certaines vanités ressemblent à des corbeilles de fruits immaculées, tandis que d’autres rappellent davantage nos habitats, et plus particulièrement les halls d’entrée des maisons et des appartements où une table trône, avec une corbeille accueillant un débarras d’objets (clés, médicaments encore, etc.).
Incarner nos obsessions
La dernière œuvre de l’exposition, All the world’s a stage, propose quatre courtes séquences filmées dans lesquelles des comédiens interprètent des textes tournant toujours autour des mêmes obsessions: pathologies, tocs, angoisses, fétichismes… Les personnages sont tour-à -tour drôles ou inquiétants dans leur confidence face à la caméra. Ils apparaissent surtout comme des individus types incarnant les dérangements mentaux d’une société donnée et, en somme, comme les échantillons cliniques de l’aliénation contemporaine.
On regrettera toutefois que le corps en tant que tel ne soit pas plus directement abordé chez Jeanne Susplugas – ce sont davantage les implications sociologiques et mentales des pathologies qui semblent intéresser l’artiste. Le corps apparaît toujours en creux à travers les objets qu’elle convoque, ou à travers l’espace du chez soi dans lequel il est censé s’inscrire. Mais parler de pathologie, de médicamentation ou d’aliénation, ne doit-il pas également passer par le corps à proprement parler, en proposant par exemple un éclairage sur les traumas physiques que notre corps porte et génère? Et ne pourrait-on pas enfin étudier les préjugés que nous avons au sujet de notre propre incarnation, que l’on comprend souvent comme un banal mécanisme physiologique?