Agence
Assemblée (Générique et Spécifique)
AGENCE : nom que l’on donne aux organismes administratifs chargés de tâches d’information, de coordination; établissement commercial qui sert d’intermédiaire entre la clientèle et des professionnels; le mot désigne également par métonymie les locaux, les bureaux d’une agence. Dans l’essence étymologique de ce nom, on trouve enfin le principe d’action (du latin agere) au sens large: l’agence abrite ce qui agit, opère — ce corps intervenant dans la production de certains phénomènes.
Lorsqu’en 1992 Kobe Matthys lance son activité de «liste de choses», il embrasse toutes les acceptions du terme Agence : informer, coordonner, mettre en relation des notions provenant de champs professionnels, sociaux et culturels exogènes, et penser l’espace qui accueille ce contenu. En choisissant ce terme plutôt que son nom propre, il met déjà en question la nature de son activité ou de son statut d’artiste.
Mais qu’égrène cette « liste de Choses » qu’élabore Kobe Matthys depuis vingt ans ? Elle témoigne de procédures juridiques visant la propriété intellectuelle, des cas où le geste d’auteur n’est pas évident, des affaires qui font jurisprudence et ouvrent parfois des réflexions controversées. Ces cas sont concrets, issus tout droit du réel : ils questionnent des marques déposées, des droits d’auteurs, des brevets, ils concernent des objets comme un frisbee, un bateau, un tuyau d’échappement, un tire-bouchon avec des oreilles de lapin, une pochette de disques, une performance…
Ces choses expriment souvent une certaine tension, entre l’original et le banal, l’individuel et le collectif, le corps et l’esprit, la nature et la culture. Kobe Matthys porte une attention particulière aux objets qui n’entrent dans aucune catégorie franche, et dont les liens au monde de l’art sont parfois incertains. Tours de magie, spectacles burlesques, reproductions photographiques, œuvres dictées par les esprits: autant de formes difficiles à cerner, dont les créateurs sont mal identifiés, ou dont la valeur d’usage oblitère la dimension artistique. Le cœur de cible d’Agence est précisément là : dans cet exercice du doute, si bien pratiqué par Marcel Duchamp, dans cette tentative/tentation de définir des limites à l’art face à des objets qui les outrepassent. Qu’est-ce qu’un geste artistique ? semble demander Kobe Matthys avec insistance, soulignant l’aspect subversif de ce jeu sur les frontières de l’art.
Lui-même, qui est-il ? Un enquêteur féru des protocoles du monde judiciaire, mais aussi un archiviste, un collectionneur, un conférencier et un commissaire d’exposition…Car ses choses sont présentées dans l’espace selon un dispositif visuel très arrêté: l’installation est faite d’étagères métalliques, sur lesquelles sont disposées des boîtes de bois brut remplies de documents et pièces à conviction (textes imprimés, coupures de presse, livres, DVD, etc.), numérotées et disponibles au public. Des tables présentent également des cas spécifiques (l’objet et le résumé des attendus du jugement), sur lesquels descendent des suspensions lumineuses qui confèrent à l’ensemble une atmosphère d’archives. Tous ces objets de litige sont très ordonnés : pour mieux faire ressortir, peut-être, la nature irréductible de chaque cas, insoluble. Le classement, ici, côtoie une forme de dépassement perpétuel, où le réel peut s’approcher selon de nouvelles règles, des angles inédits. On pense à L’Atlas de Borges, cité par Foucault dans son ouvrage Les mots et les choses, comme modèle d’un système qui « secoue à sa lecture toutes les familiarités de la pensée. » (Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, 1966, éditions Gallimard, préface, pp. 7-11).
L’activation de ce flux d’informations requiert la participation du public: le lecteur trie, opère des choix, constitue son propre parcours en combinant les éléments isolés qui lui sont proposés, et qui ensemble articulent un assemblage cohérent.
Pour le Grand Café, Agence propose une sélection issue de sa liste de choses. Une première famille de controverses explore la problématique suivante : comment le commun peut-il être inclus dans les pratiques artistiques? «De nombreuses pratiques sont considérées comme communes, en raison de leur valeur d’usage. L’artisanat, ou la conception d’objets utilitaires, quel que soit le degré d’achèvement et de satisfaction qu’ils offrent, ne bénéficient pas de la protection des droits d’auteur, à la différence des œuvres d’art. La loi sur la propriété intellectuelle définit l’objet utilitaire comme « ayant une fonction utilitaire intrinsèque dont le simple but n’est pas de représenter l’apparence de l’objet ou de transmettre des informations» (Kobe Matthys, traduction de l’anglais Eva Prouteau).
La seconde série de controverses porte sur la question des machines: comment les non-humains peuvent-ils parfois s’inclure dans les pratiques artistiques?
«Certaines pratiques artistiques impliquent des processus de collaborations avec des non-humains, y compris des machines. En parallèle, les lois concernant les droits d’auteur semblent éliminer les non-humains comme auteurs potentiels. La loi de propriété intellectuelle décrit l’auteur comme étant « la personne qui, dans les faits, est aussi proche qu’il est possible de l’être de la cause de l’Å“uvre produite. »
Bien que cette définition ne se réfère pas explicitement aux humains, elle sous-entend que les humains constituent le groupe visé. Certaines machines ont produit des Å“uvres, et n’ont pourtant jamais bénéficié de droits d’auteur. La loi de propriété intellectuelle exclut-elle donc les non-humains?» (Kobe Matthys, traduction de l’anglais Eva Prouteau). Des axes de recherche qui sont par ailleurs assez proche du programme d’écologie politique énoncé par le philosophe Bruno Latour : ce dernier, notant l’impact des découvertes scientifiques sur l’organisation de la société, souhaite que la Constitution du pays prenne en compte non seulement les humains mais aussi les «non-humains». À cette fin, il propose la création d’un «parlement des choses», dans lequel les choses seraient représentées par des scientifiques ou des personnes reconnues pour leur compétence dans un champ particulier, au même titre que les députés traditionnels représentent aujourd’hui les citoyens (Bruno Latour, Nouvelles règles de la méthode scientifique, Revue Projet, 2001).
Ces deux séries de controverses seront convoquées et mises en forme par Kobe Matthys au cours de rendez-vous qu’il nomme Assemblées. À travers la présentation de cas réels, il ouvre le débat, souvent passionnant et drôle, entouré d’experts, en même temps que le public est invité à intervenir. L’expérience du dialogue, de l’argumentation et de la controverse prévaut ici : les choses, présentées sous forme de textes, discussions et objets matériels, s’apparentent à des récits ou des métaphores qui soulèvent des enjeux légaux, mais aussi philosophiques et artistiques. Dans la manière dont il cherche à explorer tous les mécanismes de propriété intellectuelle, Kobe Matthys esquisse une forme d’écologie des pratiques artistiques, une science des relations avec le monde environnant, ou comme le définit le biologiste Ernst Haeckel, l’écologie comme « science des conditions d’existence».
Prolongement vivant de l’exposition, ces trois invocations publiques enrichiront la quête infinie d’Agence – où la position de Kobe Matthys n’est pas sans similitude avec celle de Don Quichotte, personnage à propos duquel Michel Foucault, à nouveau, donne une belle définition du poète, «celui qui, au-dessous des différences nommées et quotidiennement prévues, retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées.» (Michel Foucault, Les Mots et les Choses, Paris 1966, éditions Gallimard, pp. 62-63).