L’homme qui entrouvre la porte du lieu s’apprête à retracer «l’histoire d’une aventure humaine, une aventure artistique qui est extraordinaire. C’est une aventure qui démarrera en 1987». A cet instant, à cet instant précis, le spectateur qui a eu la chance de découvrir ce dvd dans la pochette «artprice» de la FIAC, sent son cœur battre, battre au rythme de l’aventure qu’on va lui conter.
D’abord, il y a donc braguette apparente, Thierry Ehrmann, plasticien, collectionneur, entrepreneur et «scénariste» du film promotionnel. Ensuite, il y a celle qui est sans doute Madame Ehrmann, filmée tandis qu’elle parvient à l’étage, au ralenti également, en musique aussi, longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse dans sa gangue de cuir noire. Sa chevelure est un Soulages comme l’est son habit de ténèbres: son œil luit, ses lèvres luisent, sa peau luit, elle est une luisance où se lit la passion qui fut la leur d’abord — celle d’artprice —, avant de devenir celle de cinquante collaborateurs passionnés qui sont aujourd’hui les hôtes de la Demeure du chaos.
Artprice donc, c’est l’histoire d’une révolution (le dvd s’intitule «artprice ou la révolution du marché de l’art», tout simplement), celle qui fait aujourd’hui de la PME française la référence mondiale de la cote des œuvres. A l’ambitieux, Internet permet l’hubris: 1 300 000 personnes physiques ou morales sont membres d’artprice, par lui, 6300 titres de presse sont informés sur le marché de l’art. Commentaire de Thierry Ehrmann: «Souvent les gens me disent ’Tu as réussi l’impossible’»
L’impossible, ce serait donc de permettre aujourd’hui à tout collectionneur, en temps réel, de connaître la cote de l’œuvre pour laquelle il s’apprête à enchérir.
La fonction d’artprice est donc très simple: dans une main, il y a l’offre d’art du marché des salles de vente, dans l’autre main, il y a le demande d’art des acheteurs; artprice permet d’applaudir. Pour cela, la société fournit l’information la plus fiable possible quant à la cote de l’œuvre en dispute d’après le montant des adjudications précédentes. Pour cela, les employés relèvent chaque jour les adjudications des salles de vente de soixante-douze pays, les classent par artiste, et pondèrent. Ce que rend donc possible artprice — et c’est pourquoi il faut applaudir — c’est un marché parfait dans la mesure où tous ses acteurs sont parfaitement informés.
Mais cela est impossible. Et si c’est impossible, artprice n’a rien réussi.
A l’origine de cet échec, il y a une double fragilité, celle du marché et celle de l’art, qui ne connaît qu’un coupable, l’homme. Afin que, sur le marché, l’offreur et le demandeur se rencontrent, il faut qu’ils conviennent d’un prix; c’est donc un consensus qui fait l’échange. En d’autres termes, l’objet vendu n’a pas de prix en soi, il a un prix accordé. Or, pour qu’il y ait accord sur le prix, il faut qu’il y ait attribution de la valeur, et cette attribution peut être premièrement arbitraire, le vendeur estime que l’objet qu’il possède vaut tant, et secondement empirique, l’historique des ventes de cet objet montre qu’il a une valeur dont le prix se situe dans une fourchette qui varie entre tant et tant, et artprice informe l’acheteur de l’amplitude de cette variation.
Mais si, par exemple, un collectionneur envieux aperçoit son voisin en train d’acheter une œuvre de Jeff Koons, et qu’il veut ressembler à ce voisin, alors lui aussi acquière un Koons, mais à un prix bien supérieur à sa cote «réelle». Si l’envie se multiplie en autant d’envieux, l’effet en sera mêmement décuplé au point de faire «artificiellement» monter la cote d’un artiste. C’est ce que l’on appelle le mimétisme qu’aucune information, juste ou erronée, ne peut anticiper ou enrayer, elle ne peut que la constater.
Si maintenant on considère non plus de sages ou jaloux collectionneurs, mais un spéculateur dont le goût de la spéculation — vertu philosophique — l’incite à spéculer sur la hausse de Koons. Alors son attitude devient un exemple — autre variante du mimétisme — qui pousse les autres spéculateurs à le suivre tant il serait regrettable de manquer une tendance. Dès lors, un grand nombre de courtiers achètent des œuvres de Koons en prévision de leur hausse et font ainsi monter sa cote. Par conséquent, celui qui avait conjecturé sur cette tendance haussière par pure spéculation en vient à avoir effectivement raison. C’est ce que l’on nomme des prophéties auto-réalisatrices.
Il ne s’agit pas là des seules impuretés qui dégradent la perfection du marché (qui n’évolue «toutes choses égales par ailleurs» que dans l’éther, c’est-à -dire lorsque aucun choc exogène — une crise par exemple — vient y cogner), mais ce sont sans doute les plus symptomatiques de la faiblesse de ceux qui font le marché, débilité que l’on nomme bêtise.
Or, jusqu’à présent, nul n’est encore parvenu à pondérer la bêtise, encore moins quand l’argent est son motif. Ici, la fonction d’artprice n’est pas de nuire à la bêtise des marchés, mais de l’enregistrer et partant de la reproduire. Les informations vendues par artprice sont fiables sans doute mais fragiles indubitablement en ce qu’elles sont soumises aux impulsions d’acquéreurs échauffés par la moiteur des salles de vente et la vigueur des coups de marteau. C’est même le rôle du commissaire-priseur que de faire jouer ces affects, de susciter les envies, bref, de faire le boniment. Ainsi, aucun autre domaine ne connaît d’aussi brusques et imprévisibles distorsions de son marché, et aucun est aussi peu régulé. En ce sens sans doute, on peut dire que le marché de l’art est «pur» dans la mesure où nulle intervention étatique ne vient en bouleverser l’ordonnancement «naturel» (la possibilité, assez unique, pour une institution publique française d’user de son droit de préemption, d’acheter une œuvre adjugée à un tiers, ne s’exerçant qu’a posteriori, c’est-à -dire une fois que les enchères ont défini son prix).
Toutefois, si le caractère hasardeux de la fixation des prix mine quelque peu l’infaillibilité d’artprice, cela n’entame en rien sa fortune. La contingence même des prix du marché de l’art, leur extrême volatilité, constitue le fond de commerce de son activité. Si la pierre philosophale devait être trouvée, si l’impossible vraiment devait être «réussi», alors artprice n’aurait plus lieu d’être. Le prix d’une œuvre de Koons serait fixé, définitivement établi, et le marché comme ses informateurs gelés. C’est parce que le marché est impur, parce qu’il n’y a pas de «main invisible», qu’il y a des marchands de prothèses.
Ce qu’il y a de préoccupant en fait dans «l’aventure» d’artprice, ce n’est pas que les moulins créent le vent qui les fait tourner — il en est partout de même —, ce qui est véritablement inquiétant, c’est le rapport à l’art auquel cette spéculation sur son prix aboutit. Lorsque Erhmann revendique le fait qu’artprice ait bouleversé le marché de l’art, s’accusant seul d’une faute où ne manquent pourtant pas les complices, il se contente en réalité de faire écho à l’évolution du capitalisme dans sa relation à l’œuvre.
Dans le contexte d’un capitalisme patrimonial, l’achat d’une œuvre d’avant-garde pourvoyait le chef d’entreprise d’une réputation d’esprit ouvert auprès de ses amis, et le sentiment de la bonne action accomplie auprès de sa conscience. Lorsque le capitalisme a répondu à une logique entrepreneuriale, l’acquisition ostensible d’une œuvre moderne s’est inscrite dans une stratégie de communication qui excédait le cercle des proches pour atteindre celui des clients. Néanmoins, dans les deux cas, l’entrepreneur en personne n’avait pas encore investi l’espace du marché. Des conseillers éclairés, des connaisseurs, y officiaient en son nom. Mais lorsque le capitalisme est devenu actionnarial, ce qu’il est aujourd’hui, alors le capitaine d’industrie s’est rêvé acteur du marché, et artprice a exaucé ses vœux en soulageant sa vision du monde de l’art de la critique pour l’armer du prix.
Sans rien savoir de l’art, il est désormais loisible d’être l’un des agitateurs les plus avisés de son marché. Si l’acheteur ne se dispense pas tout à fait de ses conseillers en la matière, c’est que, sans eux, il ne peut justifier la valeur de son bien, non plus que d’en obtenir le prix escompté. Dès lors, le marchand se sert du savant qui le sert et la possibilité du valet d’éduquer le maître devient un leurre qu’ils fixent ensemble, la dépouille d’une insolence que ses oripeaux rendent plus pathétique encore.
Sur l’agora de la beauté règne la brutalité des philistins; sous les portiques, les clercs, dont les discours s’efforcent de légitimer leur présence autant que celle des maîtres; dehors, la foule, que le manque de moyens et celui de savoirs suffisent à dessaisir du droit de cité. L’avantage financier et la préséance intellectuelle ont fondé les statuts d’un club qui, comme tel, arbore en droit son exclusivité sur la valeur la plus commune, sur les biens les plus sûrement partagés qui composent ce charivari magnifique que l’on nomme art.
Quelque chose s’est consolidé depuis la Demeure du chaos, quelque chose qui a tout l’air d’un ordre.