. de présence et de visibilité de la France dans les institutions et les manifestations artistiques internationales.
Mais ce succès en forme d’embellie, et d’encouragement pour l’avenir, désigne aussi une urgence : celle de promouvoir sur la scène internationale une nouvelle génération d’artistes. Faire émerger une relève solide à la génération de Daniel Buren, Annette Messager, Christian Boltanski, Sophie Calle ou Bertrand Lavier. Cette relève, on la perçoit, mais pas assez distinctement pour rendre à l’art français la place qu’il a perdue au cours des dernières décennies.
L’expression «art français» n’est évidemment pas à prendre dans un sens nationaliste et chauvin, mais dans une perspective dialogique d’ouverture au monde.
Plus que jamais, l’espace de l’art déborde les nations pour s’étendre jusqu’aux confins de la planète, avec de nouvelles règles, de nouveaux acteurs, de nouveaux pôles, et avec des vitesses accrues de circulation des œuvres et des hommes.
Dans cet espace décloisonné de la mondialisation — à la Biennale de Venise autant, mais différemment, qu’à la Foire de Bâle —, les mécanismes de l’équivalence marchande menacent les œuvres d’uniformisation, c’est-à -dire d’indistinction et d’invisibilité. Car le marché aplatit les différences, dissout les singularités et réduit les audaces de l’invention et de la création aux limites de l’acceptable et au niveau de la demande.
Dans ces conditions, s’affirmer sur la scène internationale exige que les œuvres satisfassent aux lois du marché tout en s’en affranchissant suffisamment pour retenir l’attention et résister à l’indistinction. Si cette entreprise périlleuse repose évidemment sur le talent des artistes, elle requiert une conjonction d’actions administratives, commerciales, théoriques et financières de tous les acteurs de l’art : galeristes, conservateurs, critiques, collectionneurs, mécènes, institutions publiques et privées, etc.
Aussi, l’œuvre la plus intime de l’artiste le plus solitaire est-elle toujours une œuvre collective qui plonge ses racines dans les profondeurs d’un tissu social, culturel, économique, institutionnel. Tandis que l’œuvre la plus internationale est toujours ancrée dans la singularité d’un lieu, dans les limites d’un espace local, dans les profondeurs sensibles d’un individu solitaire.
Le local n’est ni l’envers ni l’extérieur du global. Car le local se projette dans le global et le contient tout à la fois. Les œuvres sont d’autant mieux globales qu’elles sont plus locales. C’est précisément ce qui les distingue des produits manufacturés qui, ayant perdu tout ancrage local, tout lien avec une quelconque singularité, sont par nature toujours délocalisés — les actuelles délocalisations d’entreprises n’étant qu’un paroxysme du règne de la marchandise.
En fait, les œuvres et les artistes internationaux naviguent toujours entre le local et le global, entre la création et le marché, avec une infinité d’entrecroisements et de superpositions. Les œuvres portent le marché (esthétiquement) en elles, autant qu’elles sont portées par lui. L’art occidental n’échappe pas aux mécanismes du marché qui ne sont pas moins présents là où l’on ne vend pas d’œuvres (la Biennale de Venise) que là où l’on en vend (la Foire de Bâle).
Les évidentes faiblesses de l’art français à l’«export» ont conduit récemment l’Association française d’action artistique (ministère des Affaires étrangères) à prendre l’heureuse initiative de créer un «Comité export pour les arts visuels».
L’initiative et la terminologie utilisée traduisent une juste prise en compte des mécanismes du marché de l’art, où les lois du marché prévalent sur les règles de l’art, et où la valeur marchande est inséparablement associée à la valeur artistique. Ce «Comité export» entérine la nécessité de mener sur le marché de l’art des actions adaptées, c’est-à -dire plus commerciales qu’artistiques.
Sa tâche sera rude parce que la situation de l’art français dans le monde fait écho à l’état général de la France que l’inoxydable autosatisfaction officielle ne suffit plus à masquer.
«Ce Lion d’Or témoigne de la belle vitalité de la création contemporaine française et de sa réelle influence sur la scène internationale» ont déclaré conjointement le ministre des Affaires étrangères et celui de la Culture à Venise. Comme s’ils voulaient s’en convaincre eux-mêmes, précisément là où la situation est beaucoup plus contrastée qu’ils ne le proclament: un seul artiste français (Bernard Frize) sélectionné à l’exposition internationale, la commissaire déclarant n’avoir pas en France «trouvé d’artistes qui l’ont intéressée» (Le Monde, 10 juin 2005), et bien sûr la proximité du Palazzo Grassi qui va bientôt abriter la collection Pinault à la suite de l’épisode que l’on sait…
Plus fondamentalement, on lit, on entend dire, et on expérimente chaque jour dans le travail et l’action que la France manque d’énergie, de dynamisme, d’entrain, d’enthousiasme à faire, comme anesthésiée par un redoutable et mystérieux virus de l’impossible.
Cette torpeur, qui apparemment tranche avec le dynamisme de plusieurs de nos voisins les plus proches, pourrait bien être l’expression d’une profonde crise d’identité.
En effet, le grand récit de la grandeur de la France, de sa «réelle influence sur la scène internationale», est chaque jour davantage démenti par les faits. La France sanctuaire des droits de l’homme et des libertés, patrie de la culture et de l’intelligence, ultime rempart d’«exception culturelle» dressé contre la mondialisation: tous ces discours qui ont bercé d’illusions des générations d’hommes et de femmes, et qui ont produit cette très anachronique arrogance française, s’effondrent un à un à mesure que s’effritent les piliers du monde d’hier.
Quand les mots sont dévalués par les faits, il reste, avec lucidité, modestie et détermination, à inventer d’autres manières de faire et de dire, et… de croire à l’avenir.
André Rouillé.
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Maria Hahnenkamp, Sans titre (de la série «Körper-Diskurse»), 2005. C-print sur aluminium. 93 x 123 x 3 cm. Courtesy galerie Praz-Delavallade, Paris.