Les premiers sons inondent une scène plongée dans l’obscurité, noir absolu qui ouvre l’écoute avant de déposer l’oreille tâtonnante en divers endroits du plateau, au gré des déambulations d’Erwan Keravec.
Sons déroutants, bribes mélodiques aux dissonances qui laissent filtrer le bruit des pas comme celui des gestes de l’instrumentiste, ils se trouvent bientôt rejoint par la frappe obstinée de Boris Charmatz.
Pas un contrepoint ni une réponse aux propositions du joueur de cornemuse, mais plutôt l’émanation d’un exercice de résistance. Pendant les 45 minutes que dure Improvisation le danseur-chorégraphe semble en effet développer une «contre-danse» animée tout à la fois par un travail d’analogie formelle et par celui d’un commentaire contradictoire, dénonçant l’incapacité à se faire le simple pendant de la musique, de s’objectiver en instrument.
Une dialectique donc, mettant à l’épreuve du corps le théorème qui forgerait dans nos esprits une possible équivalence entre deux arts, ce dialogue qui se jouerait dans l’harmonieuse entente mimétique.
Musique et danse, sur le papier, en effet, ça colle, mais Boris Charmatz nous en montre le caractère indigeste. Allongé en position presque fÅ“tale, le voilà qui frappe le sol de sa chaussure comme trépigne l’enfant qui s’oppose, avalant, ruminant sans discontinuer une série de feuilles blanches déposées tout près de lui.
Cette feuille coupante, ce pourrait être la languette vibrante de l’anche accrochée à l’outre replète, au réservoir qui permet à la cornemuse d’accumuler de l’air et de produire un son quasi continu. En poursuivant l’analogie, on cherchera dans le torse où cela se produit, dans le ventre où cela se gonfle, se transforme selon les pressions occasionnées par les gestes de l’interprète. Le chorégraphe se meut en torsions et reptations qui engagent entièrement le tronc tandis que les membres s’animent par entraînement mécanique, succession logique et quasi involontaire d’appuis de la tête, des pieds, des mains, des coudes et des genoux, de ces extrémités aiguës qu’on dira sémiques.
Ainsi la morphologie de la cornemuse se trouve par un jeu de parallèles plaquées sur l’anatomie de Boris Charmatz, que cette espèce de transe initiale déshabille peu à peu, presque complètement. Ironie d’une performance qui présente un instrument bardé de folklore, c’est dans l’anti-kilt absolu que le chorégraphe évolue jusqu’à la fin de la pièce, soit entièrement nu hormis son sexe caché par un slip devenu ceinture pubienne — souvenir fugace d’Aatt Enen Tionon, pièce de 1996 où le chorégraphe entouré de Julia Cima et Vincent Druguet dansait en T-shirt, redonnant son impudeur au corps par la présence même du vêtement qui coupe, tranche, mais également encadre le regard et le guide.
Debout, de dos, Boris Charmatz poursuit son travail d’endurance avec une succession de mouvements répétitifs des jambes, sautillements débiles et mesurés qui entraînent les bras libres en girations percutantes. La peau rougit sous les frappes des mains, tandis que s’offrent au regard les fessiers dénudés. Beauté éclatante du danseur dont on observe fasciné le roulement des muscles sous l’enveloppe épidermique, membrane en tension qu’il nous laisse à loisir contempler.
Parfois il se heurte au musicien, s’y confronte comme on viendrait parasiter ou éprouver l’autre. S’en suit une course centrifuge, ellipse à la foulée moelleuse, libre, à l’occasion de laquelle se trouve repris le travail de rumination papivore.
Alors le texte est régurgité, surgissant comme un ressac inévitable à travers le «chorégraphique».
A-t-on bien vu un extrait de Merce Cunningham, où est-ce parce qu’un peu plus tôt, à l’entrée du théâtre de Vanves, on nous distribuait un tract pour FlipBook? Qu’importe, il demeure cette petite musique bien connue, ritournelle irrésistiblement rassurante. La citation d’Accumulation de Trisha Brown s’avère, quant à elle certaine, elle éclaire Improvisation d’un jour nouveau en la dépouillant de son obstination structurante par effet de transfert.
Boris Charmatz prend alors la parole pour rapporter les mots de la chorégraphe qu’il vient juste de citer par le corps. Il ne donne pas son nom, il l’appelle «la chorégraphe», et ses mots témoignent d’un rapport au public inédit: depuis la scène, tandis qu’elle performait Accumulation, elle raconte avoir eu tout le loisir de regarder un spectateur se gratter le nez…
Le plateau retourne alors à l’obscurité tandis que l’éclairage de la salle se rallume et nous laisse sur le sentiment d’avoir été observés depuis la scène, en un ultime retournement de paradigme.