La scène se révèle dans un flot brutal et continu de musique, déploiement vif et désordonné d’accords free jazz. Comme le premier appel autant que le dernier avertissement, elle nous convie dans un espace infini où se mêleront danse, image, mime, imitation et travestissements. La jeune précieuse, première en scène, nous accueille, elle apparaît comme le témoin d’une époque à laquelle elle n’appartiendrait plus elle-même, icône galvaudée à la recherche de distractions originales et subversives. Une autre femme l’accompagne. Comme une onde, le mouvement se déploie et du geste nu naît la danse. Suivant les lignes d’expression de son dos, la danse légère et émouvante se propage, elle traverse l’horizon de son corps et se brise dans une torsade lumineuse et chaotique. Une autre danseuse entre en scène et vient nous offrir des fragments d’elle-même. Il semble que la danse s’impose à ce corps qui l’accueille et à nos regards qui la soutiennent. L’impermanence du vivant nous révèle ses partitions secrètes.
Une saynète vient mettre fin à l’enchantement, la jeune précieuse nous présente « l’enregistreur de voix de monstre ». Cette machine de mutation entre en résonance avec un autre espace du spectacle, celui de l’image en mouvement, celui du cinéma. Les deux femmes nous invitent à prendre nos valises et nous installent devant l’écran. Une vaste fresque empruntant ses formes à la mythologie antique nous conte l’aventure, non sans humour, d’un chevalier et de ses courtisanes, faits prisonniers lors d’un long voyage en mer, dans une île lointaine. Le récit, entre farce et épopée, nous égare quelque peu, le langage cinématographique n’étant pas assez maîtrisé pour honorer l’ambition. Cependant, l’œuvre cinématographique vient s’insérer, comme une fable dans le déroulement de la pièce qui lui fait écho.
Errance et étrangeté accompagnent la destinée des personnages. Comme suspendu, un romantique ballet de pieds où se rencontrent sensualité et soupirs nous interpelle, une geisha ne sachant par quelle fortune se laisser conduire nous séduit, une midinette en robe des sixties, naïve et malicieuse, nous propose une nouvelle formule de beauté, le masque à base de nutella. Dans cet univers bigarré et récréatif, le propos se manifeste à travers d’énigmatiques devinettes révélant nos ambivalences. Cependant comment ne pas soutenir la tentative de l’artiste, il nous tend avec bienveillance l’arme de notre avenir dans une expression artistique aérienne et frivole mêlant costumes d’époque et démesure. La mise en scène, très flexible, réalisée à l’aide de trois panneaux noirs amovibles souligne la spontanéité de la proposition. De l’art pour tous et une réflexion sur l’abolition de la distinction prescriptive entre culture et distraction, dont l’efficience est devenue vaine, tant le champ du spectacle a envahi la sphère publique et médiatique. L’art, nous dit Doumé C., se glisse autant dans la fantaisie de chacun que dans les errements de notre monde, dans ses interstices et ses altérations.
— Conception, images et mise en scène: Doumé C.
— Comédiennes: Virginie Colemin et Mitsou Doudeau
— Danseurs: Corinne Barbara, Cyril Bochev et Mié Coquemont
— Musique: Cyril Atef (batterie), Jean Philippe Dary (clavier, programmation) et Prahbi Edouard (tablas)
— Réalisation sonore: Olivier Renouf
— Lumière: Dominique Mabileau