— Auteurs : Jean-Paul Fourmentraux ; préface d’Antoine Hennion
— Éditeur : Cnrs éditions, Paris
— Collection : Cnrs communication
— Année : 2005
— Format : 15,50 x 24 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 214
— Langue : français
— ISBN : 2-271-06353-1
— Prix : 20 €
Présentation
par Jean-Paul Fourmentraux
Si la sociologie de l’art s’est longtemps attachée aux conditions du «négoce» autour de l’œuvre — en isolant les étapes de sa production, de sa diffusion et de sa réception — elle s’est moins intéressée, en revanche, aux formes d’investissements « actanciels » dans et par l’œuvre d’art. En prenant pour objet «l’œuvre en actes», la présente recherche propose au contraire, dans le contexte de l’Internet, une analyse pragmatique des modalités de la «mise en œuvre» du Net art. Selon une approche socialisée et appareillée des œuvres — qui montre l’articulation concrète de leurs dimensions techniques, esthétiques et sociales — elle vise ainsi à éclairer les incidences liées à l’usage des nouvelles technologies informatiques sur les modes de désignation et de connaissance de l’œuvre en art. En inscrivant le regard sociologique au cœur du triptyque d’action que déploie désormais le travail créatif — aux différents moments de la Conception, Disposition et Exposition de l’œuvre — l’étude reste attentive aux différentes formes de commerce et d’accommodement entre les différents partenaires — acteurs et techniques — qui concourent à cette mise en œuvre d’art.
Conception
Les coulisses de la conception offrent de suivre le négoce des acteurs collectifs qui travaillent ensemble pour faire œuvre. À partir d’un projet artistique précis, l’analyse souligne les déplacements engendrés sur la notion traditionnelle «d’œuvre d’art», par le partage et la délégation productive vers l’informaticien et vers l’outil technique.
1. Cette double délégation instaure un morcellement de l’activité créative et des modes pluriels de désignation de ce qui fait «œuvre». En amont, l’activité promeut une polyphonie énonciative et un travail de négociation permanent qui confronte deux logiques d’actions et deux formes d’écriture : l’écriture de l’idée ou du concept artistique et l’écriture de l’algorithme de programmation. En aval, le dispositif numérique est tour à tour désigné par l’informaticien comme «produit» dissocié de l’œuvre en tant que fragment d’application logicielle ou algorithme informatique, et par l’artiste comme «œuvre globale» intégrant la part informatique du programme.
2. Il en résulte différents objets techniques à la fois concurrentiels et coordonnés, les «programmes», «interfaces» et «images» dont les statuts et usages doivent être partiellement redéfinis :
— Le programme informatique compose l’architecture évènementielle censée régir le procès de production de l’œuvre, sans pour autant en fixer une fois pour toutes les variations et évolutions. Il occupe une place ambivalente : d’une part, il reste enfoui au coeur d’une œuvre qu’il ne peut manifester qu’une fois traduit ou décodé ; d’autre part, il constitue un intermédiaire logiciel autonome, susceptible d’animer d’autres projets. Par conséquent, si l’œuvre ne peut exister sans le programme qui la génère, celui-ci n’en reste pas prisonnier.
— L’interface, logicielle et visuelle à la fois, est partagée entre une «esthétique» et une «opérationnalité». Elle est censée composer l’outil, l’objet et le (mi)lieu socio-technique au sein duquel pourront simultanément s’écrire le projet artistique, se déployer la part visible de l’œuvre, et s’inscrire la réception active du public. Or l’analyse montre que celle-ci ne peut opérer cela que par réduction, et manque, en conséquence, à traduire convenablement la complexité des éléments qu’elle relie. Si elle est bien au centre de la coopération, et si elle constitue un objet intermédiaire nécessaire au dialogue, a la compréhension autant qu’a l’activité concrète, l’interface ne peut donc pleinement suffire à «faire œuvre».
— Le statut de l’image d’art apparaît lui aussi transformé. Si sa présence est bel et bien démultipliée, celle-ci n’est désormais plus, pour elle-même, au centre de la réalisation. Fragmentée et architecturée, elle y est dotée de nouvelles prérogatives. Envisagée dans sa profondeur, elle offre une scène habitable et praticable, en même temps qu’une visualisation du parcours et de l’action qu’elle permet. Image «en creux», elle incarne donc un «corpus de travail» et tend à devenir l’instrument d’une «situation» plus large, mettant conjointement en jeu l’artiste, l’ordinateur et le public.
Disposition
Au-delà de l’interface qui échoue à «tout faire tenir», la «mise en œuvre d’art» promeut des «dispositions» artistiques particulières. Cette notion théorique (qui est en même temps une figure pratique du Net art) offre un outil conceptuel pour penser la fragmentation et l’enchâssement de différents niveaux de l’œuvre. Des dispositifs qui incluent une avant scène (l’interface), une scène matricielle (composée des divers éléments incrémentaux qui viennent nourrir l’œuvre), et des coulisses (où se nichent le programme, les fragments d’application et les stocks d’images). Une typologie de ces dispositifs permet ici de distinguer des figures de l’interactivité, telles qu’elles sont prévues au cœur de l’environnement technique, et des modes d’interaction leur correspondant entre l’artiste l’œuvre et son public. Je ne peux que trop brièvement en proposer la synthèse, en disant que l’interactivité minimum est toujours navigation dans un espace d’information plus ou moins transparent et arborescent. Une interactivité plus complexe peut prescrire la génération d’un algorithme de programmation. Dans ce cas, elle est simultanément commande d’un processus observable pour l’acteur du dispositif et branchement algorithmique pour l’auteur. Une troisième relation interactive peut encore consister en la possible introduction de données de la part de l’acteur. Il s’agit là d’une interactivité de contribution, cette dernière pouvant ou non avoir une incidence réelle sur le contenu ou la forme de l’œuvre. La contribution y est dans ce cas doublée d’une altération. Enfin, l’interactivité peut être le terreau d’une communication inter-humaine médiée. C’est ici l’alteraction — l’action collective en temps réel — qui compose le coeur du projet artistique. Chacune de ces figures de l’interactivité prévoit ainsi des emplois et des incertitudes, des contraintes et des prises par lesquelles se co-construisent l’action et l’objet, ses schémas de circulation et ses régimes d’existence. La «disposition» renvoie donc, d’une part, à l’action de disposer et de mettre dans un certain ordre les divers éléments qui composent l’œuvre, mais d’autre part, elle désigne également le résultat de cette action. Le dispositif, qui peut être entendu simultanément en tant que machine et en tant que mécanisme, sous-tend en effet à la fois l’acte et la manifestation artistique, dans le sens où il aménage différentes prises en direction d’un public qui peut désormais, selon certaines réserves et conditions, devenir «acteur » de fragments de l’œuvre préalablement identifiés. En conjuguant simultanément une esthétique du code, un design d’interface et un art de l’archive (plus ou moins éphémère), le dispositif Net art met ainsi en scène un art appliqué à disposition du public
Exposition
Cette remarque annonce la troisième partie de ma recherche, puisqu’une une fois potentiellement disposée, l’œuvre doit encore être acheminée vers son public pour être agie. L’analyse des incidences sur l’œuvre de cette « mise en exposition » peut ici être ramenée à trois principales observations :
— L’inadéquation du Net art aux circuits plus traditionnels de diffusion engendre des modes d’existence et d’activation des dispositifs qui se manifestent également à travers «l’environnement» que constitue Internet, par la création de réseaux, de collectifs et de situations communicationnelles focalisés sur une problématique de «l’habiter».
— Des formes appariées de «mise en exposition» sont alors déployées qui visent la quête et la fidélisation d’un public, par la mise en œuvre de diverses «stratégies» et «tactiques» d’encadrement de la réception : de la fabrication des «prises» sur l’œuvre, aux rendez-vous ponctuels ou répétés pour y participer, et jusqu’à l’instauration de contrats de service ou de maintenance qui instaurent de nouvelles formes de monstration des œuvres.
— À l’écart des conventions d’acquisition et de conservation des œuvres plus traditionnelles, la mise en marché du net art promeut également une économie spécifique, adaptée au double régime fragmenté et virtuel de l’œuvre. L’analyse instruit l’établissement de règles juridiques inédites à partir desquelles on n’achète plus un objet fini mais, selon les cas, le concept de l’œuvre ou l’exclusivité d’un code source, sa certification et sa monstration.
En articulant une enquête ethnographique à une analyse des dispositifs, cette recherche a pu rendre compte de «frontières» mobiles de l’activité artistique : celles de l’œuvre et du produit, celles entre artistes et informaticiens, celles également des mondes de l’art, leurs extensions, leurs croisements, leur porosité. «L’œuvre en actes» compose ainsi une scène où l’on peut lire l’ensemble des dialogues, traductions et négociations, délégations et appropriations qui ont cours dans l’activité créative. Les fragments qui en résultent pourront à leur tour rencontrer des destinées variables : certains d’entre eux se verront pleinement appropriés par un auteur(s) identifié comme tel, et à l’image de l’objet traditionnel, ils pourront êtres pleinement détachés des pratiques pour être exportés et s’inscrire en différents contextes. Mais d’autres fragments demeureront, à l’inverse, pleinement poreux, livrés aux règles de l’incrémentation. Dans ce contexte, l’Internet n’incarne plus seulement un vecteur de transmission, mais propose également l’instrument et l’environnement d’une production hybride du fait de son nécessaire partage entre l’amont et l’aval où conception, disposition et exposition opèrent de concert.
(Texte publié avec l’aimable autorisation de Jean-Paul Fourmentraux — Tous droits réservés)
L’auteur
Jean-Paul Fourmentraux est sociologue, chercheur associé au Centre de Sociologie du travail et des arts, EHESS, Paris. Il mène aujourd’hui des recherches comparatives sur les interfaces entre production artistique, recherche-développement et innovation industrielle et est l’auteur de nombreux articles dans des revues scientifiques, en particulier Réseaux, Sociologie et société, Leonardo MIT Press, Techniques et culture, Questions de communication.