Le début de cet automne est riche en festivals et événements d’art contemporain: la Nuit blanche à Paris, le Printemps de septembre à Toulouse, Evento à Bordeaux, et bien sûr la Biennale de Lyon. A la fin du mois, se tiendront à Paris simultanément pas moins de cinq foires d’art contemporain.
Depuis un quart de siècle l’art contemporain ne cesse de s’imposer dans le paysage culturel français, et rencontre les faveurs d’un public toujours plus large. Au point qu’il est désormais recherché par les lieux d’art ancien les plus prestigieux tels que le Louvre, le musée d’Orsay, et bien sûr le Château de Versailles, qui voient en lui un moyen de s’ancrer dans le présent, de rajeunir leur public, et d’accroître leur fréquentation.
Mais la sortie du ghetto s’est faite, pour l’art contemporain, sous la forme du spectacle, comme le thématise opportunément la Biennale de Lyon.
Finis les procès en élitisme, ou en «n’importe quoi»! Vive les dialogues constructifs et l’éloge de la féconde différence. Le monde de l’art sait manifestement s’adapter aux conditions de l’époque, et trouver des réponses esthétiques aux situations économiques, sociales et idéologiques du moment…
Il y a tout lieu de se réjouir de cette ouverture, et de l’abandon des ostracismes poussiéreux autant que des querelles de chapelles qui ont émaillé l’histoire des avant-gardes du XXe siècle. Comme l’ensemble de la société, l’art évolue désormais dans la postmoderne et illusoire confusion des contraires et de l’équivalence généralisée.
Le petit théâtre des affrontements et exclusions esthétiques a cédé la place au grand spectacle des consensus et de la fusion tous azimuts des pratiques, des matériaux, des lieux, des publics, etc.
Alors que l’art contemporain suscitait le rejet, la défiance et l’incrédulité, il est désormais l’objet de la bienveillante attention des édiles locaux. Alors qu’il était confiné dans d’étroits et lointains «lieux expérimentaux», il occupe aujourd’hui les rues et les places des grandes villes; alors que des lieux souvent improbables (friches) lui ont longtemps servi de refuge, il contribue désormais à leur reconversion en pôles vivants de la rénovation urbaine.
Mais cette «success story» de l’art contemporain, sa mise en spectacle, a pour revers sa marchandisation, son instrumentalisation, son aplatissement, et le vedettaria.
Le spectacle a aplati les différences. Les dissensus et controverses esthétiques et théoriques d’hier se sont évanouis sous la redoutable logique du marché et de la recherche effrénée de succès, de notoriété, de visibilité.
La création, qui s’accomplissait dans la remise en cause des normes et des modèles établis, s’est trouvé une soudaine sagesse.
Qu’est-ce en effet que créer aujourd’hui sous le régime du plaire à tout prix commun au business et au spectacle; dans une situation où il est désormais terriblement difficile et pratiquement superflu de choquer ou de faire esthétiquement scandale.
Comme si les grands principes humanistes condamnant (heureusement) toute discrimination des différences raciales, sexuelles, physiques ou religieuses s’étaient (malheureusement) imposés à l’art et à la culture sous la forme d’un égalitarisme esthétique prônant que tout est également légitime et acceptable en art; et aboutissant à cette perversion exemplifiée par Jeff Koons selon laquelle la valeur esthétique n’est guère qu’un corollaire de la valeur d’échange, faisant du prix des œuvres l’un des principaux critères de beauté.
Toutefois, le régime spectaculaire de l’art contemporain est loin d’être uniforme, si bien qu’il est possible d’esquisser une typologie des tentatives pour en infléchir la superficialité et l’insignifiance.
La foire internationale, qui est devenue à l’époque du marché de l’art mondialisé l’une des principales formes du spectacle de l’art, est aussi celle qui assume pleinement sa totale vacuité signifiante. La foire ne connaît qu’un seul sens, celui du business. La réussite d’une foire se mesure au chiffre d’affaire, au niveau des ventes, à l’audience médiatique, au poids économique des visiteurs et des exposants.
La foire est un supermarché qui rassemble, juxtapose, présente des produits hors de tout propos, dans le seul but de les vendre. Ce qui n’exclut évidemment pas la qualité mais la subordonne aux impératifs commerciaux.
L’extraordinaire et récent accroissement du nombre des foires, et de leur hégémonie sur le spectacle mondial de l’art, traduisent l’accélération des processus de mondialisation, de marchandisation, et d’insignifiance de l’art.
La Nuit Blanche, dont la huitième édition se déroulera le week-end du 3 octobre, a été conçue par l’équipe municipale socialiste de la Ville de Paris, sous l’égide de Christophe Girard, maire adjoint chargé de la Culture. Cette «fête populaire et audacieuse» (dixit le Maire, Bertrand Delanoë) est l’occasion offerte à la population de partir durant toute une nuit à la découverte d’œuvres d’art contemporain et de lieux parisiens, à assister gratuitement au spectacle de leur éphémère et nocturne dialogue.
Assurément généreuse (de la fête, de la culture, de la gratuité, du partage dans la promiscuité de la nuit), la formule peine à faire oublier sa dimension politique. La Nuit Blanche est en effet politique en ce qu’elle confère à Paris une teinture de modernité, d’ouverture et de dynamisme qui lui manque tant; et en ce qu’elle offre libéralement, mais sans lendemain, à la population un zeste d’art contemporain, comme un élixir de l’esprit dont elle est ordinairement et socialement privée.
S’il est vrai, comme l’affirme le Maire, que «nos concitoyens, nos sociétés, sont en recherche de sens et de valeurs»; s’il est plus discutable de mettre le sens et les valeurs à seule la charge de l’art et de la culture («Ce sens, ces valeurs, c’est la culture qui les porte»); il est franchement démagogique de faire accroire que la Nuit Blanche est en mesure de satisfaire à «l’impérieuse nécessité de la culture, qui n’est pas un supplément d’âme, mais le socle et la boussole de nos sociétés modernes».
Car la Nuit Blanche, qui est de part en part conçue comme une opération de communication politique et d’image, comme un spectacle urbain, est plus proche de «Paris Plage», la durée en moins, que d’un dispositif d’acquisition, d’assimilation et de soutien à l’art et à la culture. Elle est même triplement l’envers de ces dispositifs, par les budgets qu’elle mobilise et flambe en une nuit à leur détriment, par le caractère éphémère de son action, et par sa nature totalement spectaculaire.
Ce ne sont sans doute pas les médiateurs récemment introduits dans le dispositif qui suffiront à en inverser la logique. Ni l’autosatisfaction de Christophe Girard qui ne voit guère d’autre preuve de la pertinence de son dispositif que le fait qu’il a été imité par plusieurs villes du monde…
La huitième édition de la Nuit Blanche propose sans doute «une vision éclectique et pluridisciplinaire de l’art contemporain à destination du plus grand nombre», mais en matière de sens et de valeurs, on a tout lieu d’être dubitatifs vis-à -vis d’une manifestation qui, selon le Maire, «ne s’appuie pas sur un thème mais part de lieux choisis, à travers lesquels chacun pourra se livrer à une promenade proche du rêve».
Libre «promenade» et «rêve», un pur et simple spectacle bien loin des chemins escarpés du sens et de la pensée d’un itinéraire thématisé et assidu.
Le discours sur le sens et les valeurs, sur la culture et le peuple, est d’autant plus politique qu’il s’applique délibérément à un dispositif strictement spectaculaire qui de fait les bafoue.
Alors qu’à Paris, durant les quelques heures nocturnes de la Nuit Blanche, le spectacle battra son plein entre «promenade» et «rêve», à Lyon se poursuivra pendant trois mois encore la Xe Biennale où «Le Spectacle du quodidien» est soumis à la sagacité des artistes, à l’éloquence de leurs œuvres, et à la patiente attention des «spectateurs émancipés» (Jacques Rancière).
André Rouillé
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