ÉDITOS

Art contemporain à tous les étages

PAndré Rouillé

La «Fashion week» vient à peine de s’achever que débute l’«Art week»: la semaine de l’art contemporain à Paris, comme on dit la «Semaine du blanc aux Galeries Lafayette» qui, par parenthèse, et ce n’est pas anodin, possède aussi une galerie d’art contemporain. Bien loin paraissent aujourd’hui les croisades menées contre l’art contemporain par des intellectuels comme Jean Baudrillard, ou des conservateurs «atrabilaires» comme Jean Clair, ou, de façon moins élégante, par quelques sombres officines traditionnalistes de défense des valeurs de la France. L’art contemporain n’est plus rejeté, mais recherché.

La «Fashion week» vient à peine de s’achever que débute l’«Art week»: la semaine de l’art contemporain à Paris, comme on dit la «Semaine du blanc aux Galeries Lafayette» qui, par parenthèse, et ce n’est pas anodin, possède aussi une galerie d’art contemporain. Bien loin paraissent aujourd’hui les croisades menées contre l’art contemporain par des intellectuels comme Jean Baudrillard, ou des conservateurs «atrabilaires» comme Jean Clair, ou, de façon moins élégante, par quelques sombres officines traditionnalistes de défense des valeurs de la France.
L’art contemporain n’est plus rejeté, mais recherché. Il est depuis peu entré dans une époque nouvelle, qui est celle de sa profusion et de sa large diffusion. Il est désormais partout. Mais partout soumis aux protocoles de ces machines indissociablement culturelles, commerciales, idéologiques et politiques que sont l’État, le Spectacle, les Festivals et les Biennales, les Salons et les Foires, les grandes expositions, et bien sûr le Marché.

Le phénomène est récent. En mai 1996, Jean Baudrillard pouvait encore lancer dans Libération un tonitruant «L’art contemporain est nul!», dénoncer le «complot de l’art», et aussitôt attirer dans son sillage une meute de nostalgiques des valeurs perdues des beaux-arts, prêts à s’engager dans une croisade en quête du métier oublié des maîtres, et en faveur de la figuration contre l’abstraction, de la matière contre l’idée, de la tradition contre la théorie…

Mais moins de dix ans plus tard, en 2005, la Fiac (Foire internationale d’art contemporain), qui avait durant plusieurs décennies régné seule sur le marché de l’art à Paris, voyait naître deux épigones: Slick et Show Off. Le mouvement s’est accéléré puisque cette semaine, ce sont non moins de huit foires qui ouvrent à Paris simultanément leurs portes au public.
Sans compter la foire Art-Paris qui s’est désynchronisée de la Fiac pour mieux s’en distinguer. Sans compter les nombreux salons locaux, régionaux, ou thématiques comme le «Salon du dessin contemporain». Sans compter la Biennale de Lyon, ou la Biennale du Havre orientée «Bande dessinée et art contemporain» (ouverte jusqu’au 31 octobre), ou des Festivals tels que le «Printemps de septembre» à Toulouse, etc. Sans compter, aussi, des événements comme la «Nuit blanche» à Paris, qui propose à un large public un spectacle éphémère et sans lendemain d’art contemporain dans la ville. Sans compter, encore, les multiples et parfois très exotiques initiatives locales: aujourd’hui de très modestes bourgades ambitionnent d’organiser leur petite biennale d’art contemporain à eux…

Après avoir longtemps attiré les oppositions les plus vives et les incompréhensions les plus fortes, l’art contemporain s’est banalisé. Le refus obtus a fait place à l’adhésion molle. L’actuelle profusion n’est pas une démocratisation, ni même une meilleure compréhension, c’est une instrumentalisation, une néantisation de l’art contemporain dans le spectacle, dans la marchandise, dans les intérêts politiques et financiers. C’est une abolition du sens et de l’esthétique dans la quantité et la marchandise.
L’art contemporain est en somme victime d’un succès qui l’aliène en émoussant ses aspérités, en modérant ses audaces, en l’obligeant à une certaine respectabilité esthétique. C’est-à-dire à se renier en tant qu’art, si l’art n’est art qu’à mesure de ses capacités à bouleverser les schémas esthétiques et visuels établis.

Les foires, les salons, les festivals, les biennales, les expositions muséales: ces machines ne présentent pas d’œuvres sans imposer des régimes de visibilité, des types de regards portés sur elles.
Les foires, qui sont des structures de vente, rapportent les œuvres à leur valeur d’échange, et replient de fait la qualité esthétique sous la quantité marchande. La logique commerciale des foires, et leur organisation spatiale proche de celle des supermarchés, superpose au regard esthétique le regard quantitatif de l’échange marchand.
C’est assurément un tel regard consommateur sur l’art qui se diffuse et s’impose de plus en plus dans le public et les médias. L’article «Les bonnes dispositions de la Fiac» publié dans Le Monde (20 oct. 2010) est ainsi organisé autour de catégories plus inspirées par les catalogues publicitaires de la grande distribution que par les créations artistiques: «Du rare?… Du flashy?… De l’actuel frémissant et grave?… Du cher?… De l’historique?…». Les exemples cités dans ces catégories étant pour la plupart accompagnés de prix.
Mais en fait, que dire d’autre, et que voir d’autre, dans une foire que des marchandises, des choses à vendre, et des prix. Dans une foire, il n’y a fondamentalement rien d’autre à voir que des prix.

Bien que rien ne soit à vendre ni à payer à «Nuit blanche», ce n’est pas pour autant un dispositif de vision de l’art. Car cet événement annuel, qui draine le temps d’une nuit dans Paris une masse importante de badauds de l’art, mobilise un regard trop superficiel, trop peu informé, pour être en capacité de voir avec pertinence ce qui fait art dans les choses présentées. C’est en effet la ruse de la culture-spectacle que de donner en pâture au plus grand nombre des œuvres si difficiles qu’elles sont inaccessibles sans médiation.

Mais «Nuit blanche» n’est pas conçue pour accroître la connaissance et la compréhension de l’art. Loin de toute pédagogie, qui serait une trop forte exigence; loin de toute réflexion, qui pourrait s’articuler autour d’une problématique; loin même du thème le plus ténu, auquel le «directeur artistique» Martin Bethenod préfère «une certaine idée de la nuit, aux frontières de l’intime et du public, […] attentive à la singularité et à la fragilité des êtres»; bien loin même de l’état de spectateurs, les visiteurs de «Nuit blanche» sont réduits à l’état de «promeneurs», selon l’éloquente terminologie du toujours très inspiré Martin Bethenod, qui ne s’est sans doute pas aperçu qu’il désignait ainsi un public plus apte à marcher qu’à regarder et voir…

Si «Nuit blanche» cumule, dans l’euphorie des chiffres de fréquentation, une direction artistique indigente, une cécité programmée des visiteurs ravalés à l’état de «promeneurs», et une insignifiance assumée des œuvres présentées, c’est parce que son objet n’est pas l’art, mais l’action politique telle qu’elle s’exerce par exemple à «Paris plage»…

Dans les termes de Jean-Luc Godard selon lequel «La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception», disons qu’en quelques années seulement, l’art s’est fait absorber par la culture. Alors que l’art est de l’ordre de l’exception, il pourrait bien avoir aujourd’hui basculé dans celui de la règle. Au détriment, peut-être, de son potentiel critique, de son caractère intempestif, voire de sa sensibilité aux pulsations souterraines du monde.
Au détriment, aussi, de sa visibilité. Car tel est le paradoxe: à trop être montré, diffusé, utilisé par les machines culturelles, l’art se banalise, s’émousse, et se dissout dans la marchandise, dans le produit, dans l’usage, dans la décoration, ou dans l’animation commerciale, culturelle, ou politique.
Les conditions de visibilité propres aux machines culturelles sont en effet trop quantitatives, trop matérielles, trop performatives pour s’accorder avec celles, beaucoup plus délicates et fragiles, de l’art qui n’est art que par sa capacité à nouer ensemble sens et sensation.

André Rouillé

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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