A l’occasion de l’exposition de la Maison Rouge consacrée à la collection d’art brut de Bruno Decharme, la galerie Christian Berst a invité le cinéaste a fouillé dans ses réserves afin d’en extirper quelques œuvres emblématiques. Possédant plus de 3500 œuvres recensant près de 300 artistes du XIXe siècle à nos jours, Bruno Decharme a également créé en 1999 l’association «abcd» (art brut connaissance et diffusion) constituant un pôle de recherche, de publications, d’expositions et de production de films dédiés à l’art brut. Il endosse donc ici le rôle de commissaire d’exposition, nous présentant des œuvres d’art brut contemporaines, ou datant des années 1950 pour les plus anciennes.
Mais le terme d’art brut recouvre une réalité parfois difficile à délimiter. Il fut inventé et défini par le peintre Jean Dubuffet dans son manifeste L’art brut préféré aux arts culturels (1949): «Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode.» L’art brut apparaitrait ainsi comme un art pur de toute influence de l’histoire de l’art. Le créateur ne produirait des œuvres qu’à partir de ses propres impulsions.
On peut donc se représenter l’artiste «brut» comme un autodidacte ou une personne fonctionnant «hors-circuit» ou hors des sentiers battus, travaillant souvent avec des matériaux pauvres. Son travail peut difficilement être affilié à une école ou un courant artistique déterminé, à leur style, à leurs principes, à leur manière de procéder. L’art brut se construirait alors dans une forme d’isolement, de solitude ou de secret. Certains artistes souffrent d’ailleurs d’altérité mentalité, et constituent leur œuvre lors d’internements psychiatriques ou dans un cadre asilaire. L’art brut serait ainsi l’expression d’une «mythologie individuelle», et aboutirait à l’invention d’un langage nouveau, inédit, dont les clés d’interprétation ne nous sont pas forcément livrées.
On remarque d’ailleurs que certaines œuvres apparaissent comme écriture imaginaire impossible à déchiffrer. De loin, les traits rouges et noirs que tracent par exemple Harald Stoffers s’apparentent aux courbes de l’écriture occidentale. Pourtant, elles forment une langue inconnue dont le sens ésotérique ne peut être décrypté. Les mots sont rendus méconnaissables, et semblent emportés dans un flux impétueux illustrant les impulsions animant l’artiste. De même, Kunizo Matsumoto remplit une feuille de calendrier d’une multitude de signes inconnus, nous faisant d’abord penser à l’alphabet japonais, mais dont la signification réelle demeure indécidable. Le texte et le dessin interfèrent aussi parfois dans les gouaches de Carlo Zinelli ou chez Janko Domsic, dont les figures géométrisées exécutées au stylo s’accompagnent d’inscriptions en français, allemand ou croate.
L’art brut se développe surtout à travers de nombreux dessins figuratifs exécutés au crayon de papier, aux crayons de couleur ou au stylo à bille, sur de simples feuilles de papier, des carnets de petit format, ou des feuilles dactylographiées qui sont alors recyclées en papier à dessin. On découvre notamment l’œuvre médiumnique de Madge Gill et ses dessins noir et blanc représentant des animaux. D’autres croquis anonymes, au style plus naïf, expriment le désir sexuel à travers des personnages au phallus dressé.
Les photographies d’Eugene Von Bruenchenhein ou de Miroslav Tichy s’apparentent elles aussi à la sexualité. L’un a fait poser sa femme des années durant dans leur maison, à huis-clos, construisant une œuvre secrète célébrant sans cesse les délices de la séduction, de l’érotisme et de l’amour conjugal. L’autre photographiait les femmes dans la rue ou à la piscine municipale de sa ville natale, à la dérobée, signe de ses obsessions. Surtout Miroslav Tichy fabriquait lui-même ses appareils, tirait ses propres photos, et les conservait dans des boîtes à chaussures qu’il gardait jalousement, alors que son comportement marginal lui valut quelques démêlés avec les autorités communistes tchèques.
Les dessins d’Alexandre Lobanov proposent justement une parodie de l’art soviétique et de l’héroïsation des combattants de l’Armée rouge, posant avec l’arme au poing, dans une mise en scène très précieuse, construite et colorée.
D’autres œuvres apparaissent comme des détournements de l’iconographie savante ou scientifique. Lubos Plny se présente comme un véritable anatomiste décomposant le corps humain, ses organes et les circuits des fluides corporels. Zdenek Kosek dessine des sortes d’alvéoles colorées, se livrant à une cartographie imaginaire, hallucinatoire, accompagnées de légendes colorées. L’artiste serait ainsi persuadé de déterminer les variations météorologiques de la planète, et chercherait à capturer dans ses schémas les phénomènes atmosphériques et chimiques qui l’entourent. Les collages d’Alexandre Medvedev se présentent quant à eux comme un «arbre de la connaissance» mettant en relation diverses branches du savoir humain.
Enfin, si la collection de Christain Berst nous présente certains des premiers artistes «bruts» que Jean Dubuffet aura découverts dans les asiles psychiatriques, à l’image d’Aloïse ou d’Adolf Wölfli, l’exposition nous met également aux prises avec des artistes contemporains tels Yumiko Kawai, dont les broderies délicates évoquent la forme d’un sein.
Oeuvres
— Martin Ramirez, Sans titre, circa 1955. Mine de plomb, crayon de couleur, charbon de bois et collage sur papier.142 × 68.5 cm.
— Adolf Wölfli, Sans titre, 1917. Crayon de couleur et crayon sur papier. 40.5 × 31.2 cm
— Augustin Lesage, Sans titre, 1935. Huile sur toile. 32 × 21.5 cm
— Harald Stoffers, Sans titre (lettre n°2830). Marquer acrylique sur papier. 120 × 150 cm
— Janko Domsic, Sans titre, 1961. Crayon de couleur sur papier. 73 × 51 cm
— Kunizo Matsumoto, Sans titre, 2004. Encre sur papier. 36.5 × 26.2 cm
— Alexandre Lobanov, Sans titre, 1980. Encre de stylo à bille sur papier. 40,5 x 28 cm
— Janko Domsic, Sans titre, circa 1975. Encre de stylo à bille sur papier. 65 x 50 cm
— Yumiko Kawai, Sans titre, 2010. Broderie sur tissu. 17 x 19 cm
— Carlo Zinelli, Sans titre, 1967. Gouache sur papier. 70 x 50 cm
— Scottie Wilson, Sans titre, 1950. Encre sur papier. 37,5 x 15,5 cm