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Art brut, art des imbéciles

PAndré Rouillé

L’actualité de l’«art brut» s’accélère, notamment avec l’ouverture prochaine du LaM (Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), et, à Paris, avec l’inauguration de la nouvelle galerie Christian Berst qui rallie le Marais en accroissant du même coup sa superficie et sa centralité. Quant au marché de l’art, il regarde avec de plus en plus d’intérêt ces objets fabriqués par des «naïfs», des «primitifs», des psychotiques, ou plus généralement par des «gens du commun».

L’actualité de l’«art brut» s’accélère, notamment avec l’ouverture prochaine du LaM (Lille métropole musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), et, à Paris, avec l’inauguration de la nouvelle galerie Christian Berst qui rallie le Marais en accroissant du même coup sa superficie et sa centralité. Quant au marché de l’art, il regarde avec de plus en plus d’intérêt ces objets fabriqués par des «naïfs», des «primitifs», des psychotiques, ou plus généralement par des «gens du commun».

Conçue au sortir de la Seconde Guerre mondiale par Jean Dubuffet, la notion d’«art brut» a été systématisée en 1948 à l’occasion de l’exposition «L’art brut préféré aux arts culturels». Dans le catalogue d’alors, Jean Dubuffet a découpé le territoire de l’«art brut» avec une exceptionnelle clarté et une extrême vigueur en l’opposant à celui de l’«art culturel», de l’«art homologué» des musées, des galeries, des salons. En dressant la culture des «intellectuels» contre celle des «imbéciles», le «faux art» des idées contre le «vrai art» de la «voyance». Et en définissant ainsi une nouvelle version de l’art, avec ses nouveaux acteurs, ses nouveaux lieux («Le vrai art, il est toujours là où on ne l’attend pas»), ses nouveaux matériaux, et ses nouvelles forces créatrices («D’idées donc le moins possible!»).

Cette notion d’«art brut», et les attaques contre l’«intellectuel» (un type «désamorcé, désaimanté, en perte de voyance»), contre la «culture» (Jean Dubuffet publiera plus tard un pamphlet intitulé Asphyxiante culture), et contre les «idées», s’expriment dans un parti pris flamboyant en faveur de l’«imbécile» supposé étranger au carcan des normes culturelles: «Vive plutôt l’imbécile alors! C’est lui notre homme!», proclame Jean Dubuffet.

Ces orientations s’inspirent assurément du mythe romantique du génie et de la folie, des artistes dits médiumniques, et de l’intérêt que des surréalistes comme Hans Bellmer, Max Ernst, et bien sûr André Breton, ont accordé aux marges et aux expériences limites.
Mais, bien que Jean Dubuffet ne l’évoque pas, c’est la faillite de la culture devant l’Holocauste qui permet de choisir la «voyance» pure des imbéciles réputés a-culturés contre la «clairvoyance» discréditée de la culture. C’est dans les failles que la guerre a creusées dans la culture savante, rationnelle et humaniste, que l’«art brut» peut défendre la pertinence d’une vision autre.

L’«art brut», qui a cheminé et grandi non sans obstacles durant plus d’un demi-siècle en s’affirmant comme une alternative aux «arts culturels», se voit aujourd’hui accorder une place de choix au sein même de l’«art homologué», dans ses lieux et sous son impulsion. Le nom du LaM, «Lille métropole, musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut», exprimant à lui seul qu’une récente proximité succède à une forte antinomie (celle de Dubuffet et de ses amis), et à une longue indifférence (celle des institutions artistiques, dont aucune n’a voulu, en France, accueillir la collection Dubuffet qui a été léguée à la Suisse).
Un peu comme pour la photographie au tournant des années 1980, on assiste à une sorte de cooptation de l’«art brut» par le champ et le marché de l’art.

Ce phénomène pourrait venir d’une insatisfaction croissante qu’éprouvent certains collectionneurs face à des œuvres d’art contemporain jugées de plus en plus chères et esthétiquement décevantes.
Mais la nouvelle géographie de l’art provient plus profondément de l’effondrement du modernisme et de ses rigidités esthétiques. Les exclusions d’hier ont disparu avec les normes, les figures, les cadres et les matériaux qui les soutenaient. L’«art homologué» qui s’opposait esthétiquement, ontologiquement, socialement et institutionnellement à l’«art brut», qui l’excluait avec vigueur, est devenu de plus en plus inclusif. Avec Joseph Beuys, Arnulf Rainer, Christian Boltanski, et d’autres, les matériaux, les pratiques, les esthétiques de l’art contemporain se sont inspirés de l’art brut. Les différences visuelles, sinon processuelles, se sont amenuisées.

En outre, cette dynamique est de plus en plus stimulée par la mondialisation. Contraints de se diversifier et de s’étendre sans cesse pour trouver de nouveaux produits, de nouveaux clients et de nouveaux publics, l’art, son marché et ses institutions, mais aussi ses théories et ses esthétiques, sont par nécessité devenus à la fois inclusifs et expansifs.
Sous le label désormais accueillant d’«art», est unifié, mixé, désenclavé et rassemblé tout ce que distinguait et séparait l’intransigeant modernisme: toutes les pratiques visuelles — photographie, street art, art brut, etc. —, et tous les artistes venus des cultures et des pays les plus éloignés du cœur occidental de l’art contemporain.
L’art contemporain annexe les pratiques les plus hétéronomes comme il conquiert la planète entière, de New York à Shanghai, jusqu’à la plus reculée et exotique bourgade française qui, elle aussi, veut son festival, sa biennale, et même sa «foire d’art contemporain».

Il n’en reste pas moins que l’«art brut» n’est pas soluble dans l’art moderne ou contemporain, et que sa reconnaissance nouvelle n’abolit pas ses différences. Que ses productions aient formes d’art, qu’elles ressemblent à des œuvres d’artistes contemporains, cela ne suffit pas à en faire des œuvres d’art, et à assimiler l’«art brut» à de l’art. A moins d’admettre que l’«art brut» est un autre art que l’art, et que c’est d’être «brut» qu’il est autre.

C’est abusivement donc que l’«art brut» est assimilé à l’art, ses productions qualifiées d’«œuvres», et ses auteurs désignés comme «artistes». Cette inclination de plus en plus forte à mesure que s’accroît la reconnaissance «culturelle» de l’«art brut» va évidemment à l’encontre de l’hostilité que Jean Dubuffet vouait à l’«art homologué des musées».
Mais surtout, cet usage abusif du lexique artistique masque le fait que les productions de l’«art brut» ne sont, pour la plupart, pas dues à des artistes dotés d’une culture et d’un savoir-faire artistiques, mais à des aliénés, des patients d’institutions psychiatriques (André Breton a parlé d’«Art des fous»); qu’elles ont d’abord été regardées par des médecins, des aliénistes, avec des critères médicaux, non esthétiques; qu’elles ont longtemps été péjorativement assimilées aux arts dits «primitifs», aux formes d’expression archaïques et infantiles; et qu’elles ont enfin été souvent réalisées en cachette, clandestinement avec des rebuts et des moyens de fortune, dans les marges des institutions et de la société — sans public et sans perspective ni volonté d’en avoir.

C’est avec le Surréalisme que s’est amorcé le passage d’un regard médical à une attention artistique, que le discours artistique a commencé à occulter les conditions de réalisation des «œuvres». Aujourd’hui, l’«art» recouvre la part psychiatrique des productions, et l’«artiste» masque les souffrances, les douleurs, les déchirements du patient.
Les productions d’«art brut» sont des cris, des tentatives de retrouver ces forces enfouies qui taraudent le corps et entravent la vie. Produire des choses, assembler compulsivement des trucs toujours bizarres parce qu’étrangers aux goûts «homologués» que les patients ignorent souvent, et qui ne leur serviraient d’ailleurs souvent à rien: cela n’a guère à voir avec l’action de créer des œuvres d’art dans le cadre de l’histoire de l’art.

Autant l’ambition des avant-gardes de confondre l’art et la vie était une gageure; autant les travaux d’«art brut» sont substantiellement accrochés à la vie de ceux qui les réalisent. Alors que l’art et la vie échouent toujours à fusionner, l’«art brut» est, lui, inséparable de la vie de ses auteurs dont la pratique est existentielle avant d’être plastique et même visuelle.

L’altérité de l’«art brut»? Elle vient de son ancrage substantiel dans les marges et les profondeurs des intimités et de la société. Mais aussi de son mode de production d’objets plastiques qui, contrairement aux œuvres artistiques, sont sans intention ni finalité artistiques énoncées, ni même conscientes.
La nécessité vitale remplace ici la volonté d’art. Quant à l’esthétique, qui est en art intentionnelle, elle est au contraire dans l’«art brut» attentionnelle: reconnue et validée par un autre que le producteur qui ne l’a ni voulue ni pensée.
De cette altérité, l’«art brut» puise une vitalité plastique dans laquelle le monde de l’art semble reconnaître comme une force régénératrice.

André Rouillé

Lire
— Jean Dubuffet, Préface au catalogue de l’exposition «L’Art brut préféré aux arts culturels», galerie Drouin, oct.-nov. 1948.
— Jean Dubuffet, «Notes pour les fins-lettrés» [1946], Prospectus et tous écrits suivants, Paris, 1967.
— André Breton, «L’art des fous, la clé des champs», Les Cahiers de la Pléiade, Paris, Gallimard, automne 1948- hiver 1949.

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