Bad Beuys Entertainment, Gilles Barbier, Claude Closky, Collectif 1.0.3, Eric Duyckaerts, León Ferrari, Alexandra Grant, Julien Prévieux, Michael Snow, Mürüvvet Türkyılmaz et Keith Tyson
Argument de la diagonale
Dans les années 1960, le philosophe et sociologue américain Ted Nelson suit des cours d’informatique pour l’aider à écrire ses livres de philosophie. Il n’arrive pas à organiser le flux de ses pensées. Il cherche un moyen de « créer sans contrainte un document à partir d’un vaste ensemble d’idées de tous types, non structurées, non séquentielles ».
Son rêve est de pouvoir écrire un paragraphe avec des portes que l’on pourrait ouvrir pour découvrir des milliers d’informations nouvelles qui n’étaient pas visibles au premier abord. C’est le rêve d’une arborescence infinie, d’une super intelligence qui fonctionnerait par raccourcis et associations d’idées.
En 1965, Ted Nelson invente le mot « hypertexte » et imagine le projet Xanadu qui annonce l’Internet: le rêve d’une machine qui pourrait mettre des livres à la disponibilité de tous, partout, à tout moment. Le projet Xanadu tel que l’imagine Ted Nelson échoue et l’homme avoue qu’il note encore ses idées sur des petits autocollants qu’il classe par jours, par semaines et par années, et qui correspondent à différents projets qu’il a en tête.
Faire mille choses à la fois
Organiser des centaines d’idées sans se perdre, structurer sa pensée, classer ses arguments, il semblerait qu’au plus le classement s’intensifie, au plus l’essence du sujet se dissout et s’éloigne.
L’exposition « Argument de la diagonale » dresse le portrait d’une méthode qui se perd, cherche, trouve, s’organise et se désorganise, prise au piège de son propre raisonnement. L’histoire d’une méthode qui pense pouvoir contrôler le dédale des hyperliens et les ramifications de nos idées.
Suivre le cheminement de la pensée, ses bifurcations et arborescences: l’entreprise paraît vouée à l’échec. Le parcours ne fait que dériver tant la navigation des hyperliens est incontrôlable et hyperactive. Mais la dérive est ludique, stimulante et cette exposition se veut à l’image d’un esprit chercheur dont la quête est justement celle de la trouvaille. Loin d’être linéaire, cette exposition s’intéresse aux artistes dont le travail livre le secret de leur méthode, expérimente des outils pour penser et jouer et enfin établit des cartographies mentales. Car il s’agit bien ici de rendre visuelles les itinérances de l’esprit. Quelle que soit la méthode.
Connecteurs logiques de l’exposition
Le classement du savoir, forcément arbitraire, génère de multiples formes dont celle du livre et de l’encyclopédie. Comprendre le monde et le connaître de A à Z, telle est la fonction du dictionnaire dont la lecture linéaire s’avère impossible.
L’artiste Gilles Barbier a patiemment recopié les unes à la suite des autres les pages du dictionnaire. Une manière de lutter contre l’ennui, dit l’artiste, mais peut-être aussi un fantasme d’omniscience qui atteint l’absurde tant le procédé est arbitraire. Chacun sa méthode pour engager un raisonnement, démontrer quelque chose, raconter une histoire.
C’est en naviguant sur Google que les Bad Beuys Entertainment ont sélectionné les images qui constituent leur propre histoire de l’urbanisme. Une histoire dont le montage garde le fil conducteur de l’habitat mais dont le défilement des images proche du zapping contredit toute autorité scientifique.
En jouant avec la rhétorique, Eric Duyckaerts reprend le procédé de la maïeutique pour faire glisser les analogies entre elles. Plutôt que d’utiliser le discours, Julien Prévieux organise ses démonstrations en schéma grâce aux logiciels de Mind Mapping.
Le Collectif 1.0.3 a conçu spécialement pour l’exposition le portrait du chercheur Sylvain Courrech du laboratoire Matière et Systèmes Complexes de l’Université Paris Diderot. Projeté sur l’écran géant de la façade de Bétonsalon, ce planiscope visualise les arborescences de l’outil de travail du chercheur, le disque dur.
En s’inspirant du vertige des hyperliens informatiques, Claude Closky parodie le flux continu et incontrôlable des pop-ups qui parasitent l’internet.
D’autres artistes expriment les méandres de leurs réflexions en spatialisant leur cheminement: Mürüvvet Türkyilmaz a cartographié sous la forme d’un réseau de phrases et d’objets au mur les étapes de son journal. Quant à Keith Tyson, il nous livre l’anarchie de ses pensées par le biais de schémas, flèches et dessins qui fourmillent de détails comme autant de directions possibles.
Alexandra Grant détourne la logique linéaire du texte pour créer une trame de mots en fils de fer dont la forme dessine les rondeurs d’une bulle, voire d’un cerveau.
Les dessins de León Ferrari capturent cet épuisement de l’humain perdu dans une fourmilière de réseaux. Les chemins les plus courts sont aussi les plus longs.
« Argument de la diagonale » est une exposition qui s’intéresse aux méthodologies qui bifurquent, aux stratégies obliques et autres analogies vertigineuses.
Hommage à une performance d’Eric Duyckaerts et référence à la célèbre démonstration du mathématicien Georg Cantor, « Argument de la diagonale » reflète la méthodologie en zigzag d’une exposition conçue spécialement pour Bétonsalon, centre d’art et de recherche situé au sein de l’Université Paris Diderot.
Pour comprendre ce projet, il vous suffira d’imaginer une petite danse en pas de crabe, un jardin aux sentiers qui bifurquent ou les principes fondamentaux de la théorie des graphes.
Vernissage le samedi 31 mai, de 17h à 21h.