À quels jetlags de temps (durée) et de temps (météo), leurs fractures climatiques ou médiatiques donnent-elles naissance ? Après ses précédentes expérimentations « architecturales » sur l’horlogerie biologique de notre corps, c’est à ce type de questions que tente de répondre l’architecte suisse Philippe Rahm.
Avec son ancien associé, Jean-Gilles Décosterd, Philippe Rahm nous avait déjà habitués à ce genre de décalages et de régulations : sanatorium d’altitude dépressurisée ; cabine de bronzage, incubation de jour électrique et caisson de nuits désenchantées ; voyage dans l’infiniment petit de la couleur, nuancier d’espaces olfactifs et mélodies jardinières ; importation de microclimats ; insularisation du chaud dans le froid. Aujourd’hui âgé de 37 printemps, Philippe Rahm récidive.
Contrairement à d’autres artistes plus « atmosphériques » (les libérations de gaz de Robert Barry ou d’Yves Klein, les météores mi-boréales mi-muséales d’Olafur Eliasson, les condensations de Hans Haacke au début de sa carrière, etc.), il y a chez Philippe Rahm une « viscosité » du paramétrage scientifique (longitude, latitude, altitude, température, pression, humidité, fréquence d’onde, spectre électro-magnétique, etc.).
Issue d’une abstraction dont les origines (1800-1914) ont récemment été exposées au Musée d’Orsay (2003), il en ressort une poésie toute thermodynamique, comparable à la démesure ou à l’exotisme qui nous interpellent dans les océans d’hydrocarbures et l’activité cryovolcanique de Titan, ou bien dans les lumières fossiles sorties des ges sombres de l’Univers il y a 13 milliards d’années. Mais, à travers cet imaginaire magmatique, l’Homme peut-il envisager pouvoir dompter sa nature ?
Si la recrudescence de l’ode scientiste (ou techniciste) est sensible jusque dans les biennales d’architecture où les photos de Bas Princen ou Armin Linke cohabitent avec celles de la NASA intronisées en œuvre d’art lors de la dernière Biennale de Venise en Architecture (2004), il ne faut néanmoins pas oublier l’idéologie libérale et l’entreprise prophylactique qui peuvent se cacher derrière ces modélisations épurées et/ou privatisables : voir le « Climax » présenté par le groupe d’architectes néerlandais MVRDV à la Cité des Sciences (2003) ou l’expérience « Biosphère 2 » en Arizona vue par Jean Baudrillard (1992). Dans l’« Architecture invisible » de Philippe Rahm se cache quelque chose qui, à l’instar du Disneyland naguère compris par Louis Marin, serait à entendre comme une « représentation de représentation ». Du coup, si l’acclimatation avait jusqu’alors son jardin, elle aura dorénavant sa maison — voire son drugstore !
Philippe Rahm nous vend ainsi une alternative : celle de la douceur tempérée d’aujourd’hui et de la pilule du lendemain ! Deux précautions valant mieux qu’une, on appréciera le cumul du préservatif et du contraceptif !
Du coup, aspect que nous apprécions dans des films-cultes comme THX-1138 (George Lucas, 1971) ou Soleil Vert (Richard Fleischer, 1973), Philippe Rahm ne révèle-t-il pas à son insu l’habitabilité insoutenable de notre époque plutôt qu’il n’en offre l’illusoire alternative ?
En édifiant le Pavillon Suisse à Venise (« Hormonorium », Biennale d’Architecture, 2002), une maison pour l’artiste français Fabrice Hybert (2002-2005), ou un jardin insulaire en Autriche (Schloss Eybelfeld, 2005), vise-t-il quelque chose de plus que la construction d’un paradis de survie climatisée ? Par-delà leur transposition technique sur l’homme ou sur l’air, le conditionnement de l’un et de l’autre est-il souhaitable ?
Sous couvert d’une neutralité idéologique toute helvétique, les dérèglements climatiques et physiologiques de Philippe Rahm instaurent ce que le théoricien suisse de l’architecture Siegfried Giedion nommait l’« Éternel Présent » (1964). Ô Temps, suspend ton vol ! Or, quitte à renier l’envers environnemental du « sur-homme » pensé par Nietzsche durant ses séjours alpins, autant se référer alors directement à la dystopie indépassable du groupe d’architectes italiens Superstudio lorsque, dans les années 1970, il réduisait l’enveloppe architecturale à un homme génétiquement modifié, sensible au pixel mais insensible au froid ! Alors, s’il fallait choisir : mort de l’homme ou bien (arrêt de) mort de l’architecture ?
Bien évidemment, comme toute exposition de vulgarisation scientifique, celle de Philippe Rahm au Centre Culturel Suisse ne manquera pas d’étonner et de séduire. Mais comme Philippe Rahm semble préférer l’aura clinique de vitrines « glam » de concepts stores plutôt qu’exacerber la dimension critique de son travail, nous n’y voyons absolument plus aucun intérêt.
Ce que préfigure le Sacre de cet Éternel Printemps, c’est un hiver de l’amour et un été des nostalgies : un automne crépusculaire et pourtant sans lendemains…
« Hormonorium-sanatorium-funerarium ». Architecture fossile, hypocondriaque cénotaphe du genre humain : une Architecture de l’Éternité qui, implicitement contre une « architecture dégénérée » à l’instar de l’art du national-socialisme (Éric Michaud, Un art de l’éternité, Gallimard, 1996), veut dans son paradis de cristal à la fois mettre en forme un « Musée de l’Homme » imaginaire et un musée de l’« Homme imaginaire » : à corps aryen, environnement climatisé. Du coup, aussi passionnants que fussent l’objet et le protocole de son travail (sur la « croyance » en une perfectibilité de la nature), il conviendra dorénavant de rester vigilant à l’égard de ses innocentes expériences…
Philippe Rahm— Architectures Invisibles.