ÉCHOS
25 Jan 2010

Antony Gormley à la Galerie Xavier Hufkens, Bruxelles

PPaul Brannac
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En retrait de l’avenue Louise, à l’orée des beaux quartiers de Bruxelles, dans un jardin, près des arbustes, un prieur. Silhouette de cubes qui sont comme des grumeaux d’argile. Un homme de terre en fer pleure des larmes de rouilles. Désolé de déranger l’orant qui ne vient de nulle part, le visiteur se retire, qui écrase les feuilles mortes.

En haut des marches qui séparent le hall du reste de la galerie Hufkens, un autre homme cube scrute les visiteurs, c’est le vigilant. Placé là, bien droit, bien symétrique, le vigilant est un maître d’hôtel dont la douce torsion, la légère inclinaison de la tête en font une jeune fille timide s’exposant — craintive — aux invités qui entrent. Après elle — ou en même temps peut-être —, une autre figure — la même pourtant — est recroquevillée au milieu d’une pièce vide, couchée contre les dalles grises. Plus loin, le même homme relève la tête, déploie ses jambes et ses bras; c’est qu’il est suspendu, accroché dans le vide par un épais filin qui lui retient le pied.

A l’étage, le poids, l’épaisseur, la matière ont disparu; les hommes cubes sont devenus des hommes vent. Un autre suspendu, plus petit, oscille à peine aux pas qui le contournent; entre ses cubes, plus rien que de l’air laissant en chute une armature désemplie. Par lui, le vide est vu cubique. A côté, devant le mur de verre, près des cimes des arbres du jardin, un autre orant ne sanglote plus; il n’a plus de peau, il n’a plus de prison, plus de masse, rien qu’une forme hôtesse des formes.
Littéralement, son corps est entrailles, qui fait passer entre et ne retient d’autre du passage que le passage lui-même. Il est le vigilant de l’inachevé, l’interrompu raidi par les coupures qui mutilent ses terminaisons. Ou bien la naissance, le début d’une silhouette qui se développerait depuis son axe central, un enchevêtrement de vertèbres qui accoucherait d’une colonne. Fin parce qu’il manque, commencement car, dehors, les ramures prolongent ses tiges — arbuste veillé.

Depuis plusieurs années, Antony Gormley a cessé de ne modeler le monde que d’après son corps — d’après le moule d’un homme. Il crée aussi l’univers hors du corps humain, mais pour le faire, pour le construire, il conserve l’image des hommes vent.

Avant le vigilant donc, il y avait le monde. Dans la salle, en bas des marches, au rez-de-chaussée de la galerie, une structure immense, vingt toiles qu’une même araignée de fer aurait tissées entre elles, sûre, par ce moyen, de retenir ses proies. Et, en effet, les proies courbent l’échine pour éprouver le piège. Parvenues en son cœur, les mille planètes luisantes les cernent et renvoient — minuscules — leurs reflets imprécis, une tache vulnérable, la même que celle du peintre Van Eyck dans le miroir des époux Arnolfini. Les enfants, plus adroits, se faufilent sous les tenants, déchiffrent les numéros inscrits au marqueur aux bouts des tiges et qui n’ont pas été effacés comme ont été épargnées les marques de feu des soudures. Survivent donc, dans cette construction de métal, froide, rigoureuse, les traces du bricolage, les accidents auxquels s’accroche le regard des enfants comme ils s’agrippaient, il y a bien longtemps, aux tendons de cuir et aux ossements de bois flotté des gabares de Michel Rimbaud.

Dans la salle que dévore le filet de Gormley, le plafond de lumière blanche suggère une ouverture, une possibilité d’élévation, de développement de ce qui, pourtant, conforme un monde clos avec son nombre défini de tigelles et son nombre défini de raccords sphériques. C’est que, en dépit de ses dimensions, l’œuvre reste un modèle réduit. Les nébuleuses, suspendues plus loin comme des mobiles, sont les réductions de cette réduction, qui ont perdu l’anthropomorphisme des statues mais maintenu leurs procédés d’assemblage. Et Gormley reprend dans ses dessins, ses esquisses également exposées, la finitude de l’infini. Sur ces papiers, le sillon du fusain et la poussière qu’il projette sur le grain recréent l’épaisseur qui manque à l’espace en deux dimensions de la feuille et de la toile – au cadre.

Le vigilant, l’orant, le gisant, l’homme suspendu (et tous en fait sont des hommes suspendus par le temps ou par une attitude, tous sont des figures humaines en équilibre, en tension, mais calmes, apaisées, dont même la chute apparaît hiératique) n’ont ni yeux pour nous voir, ni bouche pour nous parler, ni face ni profil, et cette réduction-là concentre le pathétisme sur la seule forme de l’enveloppe qui n’en est plus une — silhouettes incomplètes que les cubes compriment — condensent — en des cataplasmes, en des momies semblablement figées aux cadavres exhumés des prêtres espagnols durant la guerre civile. Pourtant, pas de sacrilège morbide ici, peut-être une profanation si l’on imprime à ce mouvement le sens vital de ce qui rend profane, de ce qui fait pénétrer le sacré dans le concret, ou plutôt, ainsi que les formes qui s’imbriquent, amalgame les deux contraires; cette fusion que l’on nomme art. Car il n’y a pas de drames dans les formes de Gormley, seulement le drame, le drame d’être un corps dans le monde des corps et qui ne supporte ni de leur être lié ni de s’en délier.

Lorsque Sartre vit les sculptures de Giacometti en 1948, alors que le sculpteur amenait ses œuvres aux dimensions minuscules des amulettes votives égyptiennes, il comprit que quelque chose leur était arrivé, une blessure indéfinie, dont le philosophe questionnait l’origine. Ce qui est effrayant dans les corps de Gormley, ce n’est pas l’incertaine origine de leurs blessures – car ils les portent toutes — c’est leur origine même, ou plus exactement, leur lieu. D’où viennent ces édifices de ferraille que l’artiste façonne à notre image et pose seules sur les toits de Londres, en armées dans ses musées, qu’il immerge en groupes dans les mers d’Allemagne ? D’où viennent ces vigies qui se lamentent, ces aveugles qui nous observent, ces muets qui, immobiles, nous apostrophent ? Ce qui est terrible, ce qui est redoutable chez ces observateurs immobiles, c’est justement que l’on ne peut craindre et espérer qu’elles s’animent soudain comme les dieux aymaras avaient un jour donné vie aux statues humaines qu’ils avaient sculptées, las, sans doute, de ne pas les voir prier. Pygmalion, lui, ne verra pas Galatée s’éveiller, sa solitude est éternelle. Et pourtant Galatée est là, comme un mur qui le guette, et ne demande rien.

Rarement les œuvres d’un artiste, même l’un de ceux qui, comme Gormley, emploient un atelier, auront à ce point parues distantes de leur auteur. Un étranger — un étranger à ce monde et à l’espèce qui le modèle — est en train de doter les visions des hommes d’une image empreinte d’ailleurs, d’une image indifférente et lointaine, qui, de nous, tels que nous comparaissons aujourd’hui au monde, est la plus juste qui soit. Celle qui fait de nous, situés dans l’immensité du lieu, notre propre repère.

Galerie Xavier Hufkens. Bruxelles
Antony Gormley, Aperture
Du 17 septembre au 22 octobre 2009

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