Pour Antoine d’Agata, c’est sur les corps que le capitalisme débridé dirige ses pratiques les plus avilissantes, et que ses ravages sont le plus cruellement perceptibles.
Corps violentés, meurtris, abîmés, exploités, humiliés de prostituées et d’enfants, de drogués, de délinquants, mais aussi d’ouvriers, de militaires ou de migrants. L’œuvre d’Antoine d’Agata se construit dans un dialogue intense entre leurs corps à eux et son corps à lui dans «les zones de non-droits qui sont des territoires de tous les écarts, refuges de spécimens d’humanité blessée, […] où la bestialité sape la bienséance et les règles sociales».
A Nuevo Laredo, à Gaza, Naplouse et Jénine, à Salvador et Vilnius, à Damas, à Sao Paulo, à Bangkok, à Tbillissi, à La Havane et Phnom Penh, à Tripoli, etc., mais aussi à Sangatte, à Saint-Etienne et Marseille, et ailleurs encore: Antoine d’Agata s’est souvent rendu dans ces «territoires de tous les écarts» pour le compte de l’agence Magnum fondée par Henri Cartier-Bresson, mais il a littéralement fait éclater la démarche et l’esthétique du reportage qui a valu son succès à l’agence durant la seconde moitié du siècle dernier. En photographiant avec le corps plus qu’avec les yeux, en faisant corps avec le corps des hommes et des femmes photographiés, et en tissant avec eux et elles des liens d’une respectueuse et toujours fragile proximité.
Dans des hôtels minables des «entrailles de la basse ville» sont photographiés, et exposés en séries, des corps de femmes abîmés par la prostitution à bon marché, la drogue, le viol et tous les outrages et violences là accumulés. Les corps dénudés sont convulsés par l’angoisse ou l’addiction, par toutes les douleurs. Les actes sexuels, eux aussi extraits photographiquement de l’ombre et présentés en séries, ne rapprochent pas des êtres de chair et de désir, mais des spectres désincarnés dépourvus de formes humaines. Les visages sont nombreux, et souvent en grand format, mais ce ne sont pas des portraits destinés à exprimer des individualités, ce sont des clichés de visages sur lesquels le flou des formes, la noirceur de l’ombre, et les cris et rictus de la souffrance dessinent le terrible masque de la mort. Car, à l’opposé de la fiction du plaisir scénarisée par le spectacle pornographique, Antoine d’Agata cherche à capter les expressions de cette réalité de la mort qui, dans les «zones de non-droits», envahit les visages et les corps des femmes, des prostituées, mais aussi des enfants violés.
Ailleurs, dans des pays de droit comme la France, dans une usine à Saint-Etienne ou dans le camp de rétension de Sangatte, les figures et les formes de la souffrance sont différentes car la violence y est plus sourde, institutionnalisée et légale. Ici, pas d’actes sexuels extraits des profondeurs sordides de la nuit, ni la panoplie des excès permis dans les zones de non-droit; pas de drogue, de coups, et de mort à fleur de peau. Seulement des ouvriers au travail dans leurs usines, ou des migrants regroupés tout à fait légalement dans un camp totalement aseptisé.
Quant aux images, toutes prises de jour, elles sont claires et nettes, comme ces états de vies figurés. Pourtant, les corps des migrants de Sangatte sont tous pris de dos, sans visage, fondus dans l’uniformité sans aspérités d’identiques parkas qui ajoutent l’effacement des individualités aux privations de liberté.
Tandis que les corps et attitudes des ouvriers, eux aussi anonymes et vus de dos, présentent des formes sourdes d’une soumission, ou d’une résignation, dues au passage d’une violence directe et brutale à une violence sociale plus feutrée, régulée par la loi — légale.
Antoine d’Agata distingue les états de non-droit et de droit, mafieux et démocratiques, qui, l’un et l’autre, ne se caractérisent pas par une absence ou une garantie de liberté, mais par un mode différent d’assujettissement dont les effets se lisent sur et dans les corps, et sont captés photographiquement selon des régimes esthétiques opposés.
En somme, les deux régimes esthétiques des «images de nuit» et des «images de jour», qui diffèrent par leurs sujets (des corps nus et des actes sexuels, des ouvriers en usine et des migrants en camp), et par leurs formes (le sombre et le flou, le clair et le net), expriment photographiquement deux régimes politiques distincts: l’un de souveraineté maffieuse, l’autre de surveillance démocratique (Michel Foucault). Ce en quoi l’œuvre d’Antoine d’Agata est photographiquement et esthétiquement politique.
Mais la conception de l’exposition du Bal révèle une autre dimension, résolument actuelle, de l’œuvre: son plein ancrage dans la société de surveillance (Gilles Deleuze) mondialisée, dans laquelle les informations, les images et les sons sont produits et circulent en flux, en quantité et vitesse vertigineuses.
Alors que la plupart des expositions de peintures, photos, sculptures, etc., et même de vidéos (quand elles ne sont pas projetées), se conforment encore aux lois d’airain du «white cube» dans lequel les œuvres sont sagement isolées dans leur singularité, au Bal, Antoine d’Agata a au contraire tapissé de photos, du sol au plafond, les quatre hauts murs sans fenêtres de la salle d’exposition parfaitement parallélépipédique — à la seule exception de l’entrée.
A l’inverse de ses prestigieux prédécesseurs à l’agence Magnum, et du premier d’entre eux Henri Cartier-Bresson, tenant de l’«instant décisif» supposé à lui seul receler l’essence d’un événement, Antoine d’Agata photographie de façon sérielle, en flux, sans toujours viser, ni cadrer, ni mettre au point. Sans toujours contrôler, ni même actionner lui-même l’appareil.
Le flux ne connaît pas le vide, c’est du plein et du continu. Dans les réseaux, les images ne sont jamais seules et isolées comme sur les cimaises d’une galerie ou les pages d’un magazine, elles s’inscrivent dans des contiguïtés aléatoires asignifiantes, mais qui toutefois agissent entre elles.
Plongé et enfermé dans cette saturation sans issue de clichés, le spectateur fait paradoxalement, dans un dispositif fixe, l’expérience corporelle des flux d’images; l’expérience de la société de contrôle dans laquelle les portraits de police de prostituées circulent sur internet; l’expérience d’un nouveau mode, alogique, de production du sens par tricotages visuels et mentaux d’images et de signes aléatoires, ou par des rapprochements d’éléments hétérogènes tels que des séries de corps avec des séries d’architectures; l’expérience d’une esthétique de capture et non de composition, du corps et non de l’œil, de la sensation plutôt que du sens…
Au Bal, ces expériences s’enclenchent à la conjonction du travail photographique d’Antoine d’Agata et de la conception de l’exposition en forme de «monade tapissée du dedans», c’est-à -dire en forme d’unité close renfermant une infinité de petites perceptions et «exprimant obscurément le monde entier» (Gilles Deleuze, Le Pli).
Pourtant, au Bal, Antoine d’Agata semble arrivé au bout de la nuit, et entamer une nouvelle étape de son œuvre en sortant de la monade de ses images, pour en constituer une autre qui, elle aussi, exprimera le monde entier, mais dans une autre zone d’expression. C’est l’autre œuvre de l’exposition qui occupe seule, dans la pénombre, la salle dépouillée du rez-de-chaussée: une vidéo projette sur un écran la traduction française, en lettres blanches sur fond noir, des paroles de prostituées recueillies par Antoine d’Agata, diffusées dans leur langue d’origine.
Soudain, ces femmes qui n’étaient sur les photos que de lointaines abstractions, des spectres aux corps absorbés par l’ombre et gommés par le flou, deviennent, par le grain clair de leur voix et la précision de leur récit, intensément présentes, singulières et humaines. Et le monde qu’elles décrivent, plus insoutenable encore.