Kenneth Anger, Alain Della Negra & Kaori Kinoshita, René Garcia Atuq, Yann Gerstberger, Kapwani Kiwanga, Seulgi Lee, Basim Magdy, Daniel Steegmann Mangrané, Bernardo Zabalaga, Santiago Garcia Navarro
Anti-Narcisse
Le titre de l’exposition est emprunté à un livre, qui à force d’avoir été imaginé par son potentiel «auteur», l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, a fini par ne pas exister. Cet ouvrage imaginaire aurait pour enjeu principal de répondre à la question suivante: que doit conceptuellement l’anthropologie aux peuples qu’elle étudie? Viveiros de Castro préfère y répondre en écrivant sur ce livre invisible «comme si d’autres l’avait écrit» et en publiant les Métaphysiques Cannibales. Il y engage notamment une théorie-pratique anthropologique qui se ferait avec les outils conceptuels des peuples étudiés, et non plus avec les outils traditionnels de notre pensée occidentale, et de son gourou Narcisse, «qui à force de se regarder dans l’Autre, c’est-à -dire de voir toujours le Même dans l’Autre — de dire que sous le masque de l’autre c’est «nous» qui nous contemplons nous-mêmes — finit (…) par ne s’intéresser qu’à ce qui nous intéresse, à savoir nous-mêmes ».
Au contraire, faire de l’anthropologie avec les styles de pensée du milieu envisagé suppose de remplacer la relation entre sujet connaissant (l’ethnologue par exemple) et objet connu (un peuple), par une relation entre deux sujets producteurs de connaissance, en demandant aux «objets» ce qu’ils pensent et en pensant depuis leurs perspectives. L’objet d’étude redevient un sujet, à travers lequel nous modifions nos modes de pensée afin d’accéder à sa réalité.
Viveiros de Castro travaille avec la pensée amazonienne. De cette pensée émerge les notions de multinaturalisme et de perspectivisme amérindien. Ces deux concepts renversent le modèle occidental nature-culture qui veut qu’il y ait une nature et des cultures. A l’inverse, en Amazonie, tous les êtres partagent une même humanité «culturelle» qui peut prendre différentes formes «naturelles». Soit une culture et des natures. Cette humanité est en effet capable de transformation, elle peut prendre de formes multiples, humaines et non humaines et, en adopter les perspectives spécifiques. Le multiculturalisme, et ses impasses, laissent ainsi place au multinaturalisme et à son perspectivisme.
Imaginons alors déplacer la notion de perspectivisme dans le champ de l’art. Cette exposition est conçue comme une tentative de redistribution des relations entre le spectateur, l’œuvre et l’artiste. Entre le sujet et l’objet. Il s’agit pour les spectateurs de ne plus regarder les œuvres comme des objets dans lesquels ils essaieraient de se reconnaître, mais comme des formes de pensée produites par des artistes dont ils tenteraient d’endosser les multiples points de vue.
Imaginons que les artistes eux-mêmes ne produisent plus d’objets mais des formes motrices, dont ils emprunteraient les dispositifs et les régimes conceptuels aux milieux depuis lesquels ces œuvres prendraient corps et parleraient, comme si d’autres les avaient conçues. Alors, cette exposition ne dirait rien sur le livre invisible, ni sur le livre visible, ni sur le perspectivisme, ni sur l’anthropologie, mais s’inspire de cette pensée.
Les artistes, les auteurs et les intervenants, qui y prennent part, ne connaissent peut-être pas ces ouvrages, mais pratiquent l’échange de perspectives et l’absorption de points de vue. Ils produisent une écriture en transformation, équivoque et sans identité fixe. Ils travaillent à l’élargissement de la réalité.