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Annette Messager

Peluches dépecées, animaux empaillés, créatures hybrides suspendues au plafond ou traînées au sol par des poulies… Cette sarabande grotesque et dérangeante reflète une société contemporaine en proie aux maux qu’elle s’est créés. Ce très beau catalogue en consigne les grandes lignes.

— Éditeurs : Musée des Beaux-Arts, Nantes / Actes sud, Arles
— Année : 2002
— Format : 26 x 20,50 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : 128
— Langue : français
— ISBN : 2-7427-4105-4
— Prix : 32 €

Pauvre animal humain
par Guy Tosatto

« Et les pantins choqués enlacent leurs bras grêles :
Comme des orgues noirs, les poitrines à jour
Que serraient autrefois les gentes damoiselles,
Se heurtent longuement dans un hideux amour.

Hurrah ! Les gais danseurs, qui n’avez plus de panse
On peut cabrioler, les tréteaux sont si longs !
Hop ! qu’on ne sache plus si c’est bataille ou danse
Belzébuth enragé racle ses violons ! »

Arthur Rimbaud, Bal des pendus

De tout temps les hommes ont inventé des formes, instruments de rites propitiatoires ou conjuratoires, qui leur permettent de donner une apparence, terrible ou séduisante, à ce qui les dépasse et par conséquent les effraie, inscrivant par là même dans le réel l’irrationnel. Ces formes, images ou objets, archaï;ques ou sophistiqués, constituent au fil des siècles ce que l’on nomme l’art. De fait, la création fut liée dès ses origines, et avant même que la notion d’œuvre d’art n’existe, à la peur et au surnaturel. Aussi, en découvrant les théâtres grotesques et cruels d’Annette Messager, ultimes développements d’un parcours d’une richesse exceptionnelle, ne pouvons-nous songer qu’à quelque pratique d’exorcisme des terreurs contemporaines.

On le sait, dès ses débuts l’artiste s’est intéressée aux phénomènes d’aliénation sociale. En pointant avec ses premières œuvres, et sur un mode métaphorique ou fictionnel, tout à la fois la contrainte pesant sur les femmes au sein d’une culture machiste et la violence du système et des règles de l’éducation, Annette Messager s’est clairement située en chroniqueuse aiguë des travers des sociétés occidentales. Mais elle le fit avec une légèreté qui confinait au jeu, voire avec une ironie subtile, et par le biais de dispositifs déconcertants, devenant elle-même l’héroï;ne dérisoire de ses sabres de la condition féminine, ou mettant en scène un cortège de moineaux morts formant autant de pensionnaires d’un internat au règlement oppressant. L’artiste intègre d’ailleurs le monde animal à son univers plastique dès ses premières œuvres, l’animal apparaissant alors comme le substitut de la peluche ou de la poupée, mais également comme une personnification de l’être humain.

Au fil de son Å“uvre, le statut de l’animal ne cesse de devenir plus complexe, jusqu’à aboutir à une véritable hybridation de l’animal et de l’humain. Que l’on se souvienne, au début des années 1980, des Chimères constituées d’agrandissements photographiques de fragments de corps découpés et peints, composant des créatures terribles et fabuleuses. Monde de fantasmagorie, où l’animal est le support à l’expression des angoisses liées au corps et à la sexualité. Monde d’épouvante grand-guignolesque, les phobies et les phantasmes sont grimés à l’instar des personnages d’un carnaval loufoque et grinçant. Plus tard, à la fin de la décennie, Mes petites effigies mettent en scène des peluches défraîchies et toutes sortes d’animaux en tissu, épaves de l’enfance sauvées de la destruction, que l’artiste transforme en de véritables fétiches. Figurines dérisoires et pathétiques, fichées sur le mur, elles se trouvent chargées, tels des ex-voto, de symboles exprimant des pouvoirs occultes: environnement de mots répétés à satiété comme « tentation », « protection »…. photographies de fragments de corps suspendues en médaillon. Ces Effigies apparaissent telles des divinités domestiques, dieux lares, véritables gris-gris barbares et familiers que l’artiste dispose suivant un ordre précis ou aléatoire, pour sacrifier, semble-t-il, à quelques rituels inconnus.

Les cycles suivants (Les Piques, 1991-1993; Pénétration, 1993-1994; Dissection 1997…) voient l’artiste mêler ses jouets à des animaux naturalisés, mieux, greffer les uns aux autres, confectionner des pantins pantelant accouplés à des peluches éventrées et vidées de leur substance, façonner des organes, des membres dépareillés et toutes sortes de viscères plus ou moins réalistes avec des tissus aux couleurs acidulées… Peu à peu, Annette Messager constitue une ménagerie extravagante et inquiétante qui laisse le spectateur toujours à mi-chemin du rire et de l’effroi. Car il faut bien se résoudre à voir ces créatures hybrides comme le reflet, certes déformé, mais ô combien pertinent de notre époque. Cet univers grotesque et monstrueux rend compte en définitive, sous le masque, de l’étrangeté radicale de notre temps, de ses errements et ses faillites.

Théâtre, pantomime, danse macabre, sont en l’occurrence les mots qui viennent immédiatement à l’esprit face à ces installations; a fortiori devant les plus récentes, animées grâce à des machineries qui confèrent, avec encore plus d’évidence, une vie aux créatures de l’artiste. Des tragédies antiques aux mystères du Moyen Âge, la mise en scène a toujours permis de tirer vers le jeu les questions les plus cruciales. Donner une forme à l’inconnu, aux peurs, aux drames, conduit toujours à réduire les angoisses qu’ils suscitent, voire à les alléger. Il s’agit là d’une manière d’exorcisme qui révèle la dimension curative de l’art — souvenons-nous de Beuys et de son désir d’être le médecin d’un monde malade.

Monde déréglé, monde malade, c’est bien de cela que nous parie avec un sourire triste Annette Messager. Et si elle choisit le ton de la comédie, avec son univers drôle et grinçant où se croisent des animaux mutants et des pantins désarticulés, elle signale ainsi son souci de dire, sans emphase, la douleur d’un monde qui va, en dehors de la raison. Jouets, animaux constituent des métaphores de l’enfant et de l’innocence et donnent chair à une humanité souffrante, écartelée entre ses aspirations profondes d’harmonie avec la création et les logiques de profit et de puissance qui président à l’ordre de nos sociétés. Que faire alors, lorsque l’on est artiste, autant dire saltimbanque, montreur d’ours ou prestidigitateur, et que sous ses yeux on massacre par milliers hommes et animaux, sans une once de culpabilité ni de remords ? Annette Messager le suggère admirablement avec ses Å“uvres récentes : forcer le trait, donner au familier l’aspect de l’inquiétante étrangeté, revêtir sa révolte des oripeaux du grotesque et de l’absurde, dissimuler sa douleur sous le masque tantôt hilare, tantôt sinistre de la comédie… Ainsi, face au spectacle navrant d’un monde qui n’a de cesse qu’il ne coure à sa perte, l’artiste expose son univers d’après le cataclysme. Libre à ceux qui savent lire entre les formes de changer le cours des choses pour que ses Å“uvres demeurent des inventions hallucinées et merveilleuses, et jamais ne deviennent des visions prémonitoires.

(Texte publié avec l’aimable autorisation du musée des Beaux-Arts de Nantes)

L’artiste
Annette Messager est née en 1943 à Berck-sur-Mer. Elle vit et travaille à Malakoff.

Les auteurs
Guy Tosatto a participé à la fondation et au lancement du musée départemental d’Art contemporain de Rochechouart de 1985 à 1991, puis il a dirigé à Nîmes le Carré d’Art, musée d’art contemporain et le Musée des Beaux Arts de Nantes. Depuis 2002, il est directeur du Musée de Grenoble. Il est commissaire de l’exposition « Hors jeu » d’Annette Messager au musée des Beaux-Arts de Nantes (8 nov. 2002-27 janv. 2003).
Catherine Grenier est conservateur au Centre Pompidou-Mnam.
Marie Darrieussecq est écrivain.

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