Céline Piettre. Pourquoi cette collaboration avec Jérôme Bel, pour le moins surprenante? Vos univers respectifs, vos esthétiques semblent a priori très différents…
Anne Teresa de Keersmaeker. Dans 3Abschied, je reviens justement sur l’origine de cette collaboration avec Jérôme Bel. Je raconte, sur scène, la genèse de la pièce. Cela fait partie intégrante du spectacle…
Etrangement, les gens se focalisent davantage sur nos différences que sur nos similitudes. Or nous avons beaucoup de points communs! Je crois que cela tient à une mécompréhension de la pratique de Jérôme Bel. Il est perçu comme quelqu’un qui rejette la danse, alors qu’il la questionne. Nous partageons, tous deux, le même amour, la même fascination pour la danse.
Qu’est-ce qui vous plaît dans le regard spécifique que Jérôme Bel porte sur la discipline chorégraphique?
Anne Teresa de Keersmaeker. J’aime cette façon dont il parvient à me faire comprendre, en tant que spectatrice, l’origine et le pourquoi de mon ressenti. Le travail de Jérôme est une invitation à réfléchir ; un déploiement du sens ; une mise à nue ou une mise en crise ― ici, de l’oeuvre de Mahler et de notre pratique de chorégraphe.
Je suis sensible à son refus du spectaculaire et de la capitalisation de l’émotion comme marchandise. Dans mon travail, j’ai besoin de clarté, de transparence. Je recherche une économie de moyen. Je dirais même une forme d’écologie. Comme lui, j’évite la surcharge d’expression qui ferait dévier la danse de son essence.
Que serait-elle, cette essence de la danse?
Anne Teresa de Keersmaeker. Le corps, bien sûr, dans ce qu’il a de plus individuel, de plus humain. De plus commun et en même temps de plus exceptionnel. Le corps porte en lui toutes les expériences. Il reflète le monde actuel. Il est physique, social, émotionnel. A la fois simple et complexe. C’est en lui qu’on vit sa condition d’être humain, sa mortalité.
La pièce 3Abschied, par l’intermédiaire de la musique de Gustav Mahler, est justement une évocation de la mort. Pourquoi se confronter, et surtout aujourd’hui, à cette question délicate et universelle?
Anne Teresa de Keersmaeker. A l’origine de la pièce, il y a d’abord eu cet envoûtement pour la musique de Mahler, et plus particulièrement pour le dernier mouvement du Chant de la terre, Der Abschied, que le compositeur a écrit deux ans avant sa mort, alors qu’il venait de perdre sa fille aînée et son poste de directeur à l’Opéra de Vienne. A l’époque, il se savait atteint d’une maladie incurable, tout comme la contralto britannique Kathleen Ferrier qui interprètera magnifiquement Le Chant de la terre en 1952, un an avant de mourir, à quarante ans à peine. Pour les deux artistes, Der Abschied, ce lied qui parle de la mort et de son acceptation sur fond de philosophie orientale, est une sorte de testament, un intime adieu.
Comme souvent dans la musique romantique, il y dans Der Abschied une réflexion sur la force de renouvellement de la nature, qui permet à l’homme d’accepter sa condition mortelle. Or, de nos jours, et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cet aspect éternel de la nature est remis en question…
Vous avez choisi de danser vous-même ce solo au lieu de le confier à un interprète. Pourquoi?
Anne Teresa de Keersmaeker. Mon rapport à l’œuvre de Gustav Mahler est très personnel. C’est une musique que je porte depuis longtemps en moi et dont j’avais envie de me sentir très proche. Ce choix correspond aussi à mon vécu. A presque 50 ans, on se pose plus naturellement qu’à 20 ans la question du temps qui passe, de la mort. Je suis de plus en plus confrontée, concrètement, à la disparition, dans l’intimité et dans le milieu de la danse, avec les récents décès de Maurice Béjart, de Pina Bausch, de Mickael Jackson…
Vous explorez dans votre travail les liens entre la musique et la danse. Quelle est la relation particulière qui se noue ici?
Anne Teresa de Keersmaeker. C’est la première fois que je me confronte au répertoire du XIXe siècle. J’ai toujours dansé d’une façon romantique mais sur des musiques non romantiques… Ici, l’idée est d’essayer d’approcher au plus près le sens de l’œuvre de Mahler, d’incorporer littéralement cette musique romantique, composée au début du siècle, et qui porte en elle une foi dans le potentiel créatif et jubilatoire de la nature. Comment peut-on vivre cette musique aujourd’hui? Est-ce qu’on peut encore se reconnaitre dans la vision de la mort et de la transcendance qu’elle véhicule? Comment peut-elle nous aider à mieux comprendre notre réalité? Ce sont les questions que nous posons sur scène, Jérôme et moi, par ces trois tentatives successives d’interprétation de l’oeuvre. Ces trois Adieux.
Comment s’intègre 3Abschied dans votre parcours, entre The Song, écrite en 2009 et En Atendant, votre dernière création, présentée au Théâtre de la Ville en 2011? Est-ce une pièce à part, en raison de cette collaboration exceptionnelle avec Jérôme bel, ou s’inscrit-elle au contraire dans la continuité des précédentes?
Anne Teresa de Keersmaeker. 3Abschied participe à une même recherche sur le corps, sur l’origine du mouvement, commencée avec Keeping Still, en 2007, et poursuivie avec Zeitung et The Song, entre 2008 et 2009. Dans cette pièce, et à travers le travail de la chanteuse Sara Fulgoni, j’en arrive inévitablement à m’intéresser à la voix, comme étant le mouvement le plus intime, le souffle de vie − la danse la plus intérieure. D’une certaine manière, je me suis appropriée L’Adieu de Gustav Mahler en passant par le chant. Je suis fascinée par l’intériorité de cette machinerie très complexe. La pièce En Atendant, avec mon travail sur l’Ars subtilior, une musique polyphonique de la fin du XIVe siècle, est un pas de plus dans cette exploration de la voix.
— Concept: Anne Teresa De Keersmaeker et Jérôme Bel
— Musique: Gustav Mahler, Der Abschied, Das Lied von der erde
— Transcription: Arnold Schönberg
— Direction musicale: Georges-Elie Octors
— Danse: Anne Teresa De Keersmaeker
— Mezzo: Sara Fulgoni
— Piano: Jean-Luc Fafchamps