Propos recueillis par Audrey Norcia
Audrey Norcia : Pouvez-vous me parler de votre formation ?
Anne Poirier : Evidemment nous avons quand même une formation différente Patrick et moi. Moi j’ai une formation classique, d’études classiques, latin/grec. J’adorais ça d’ailleurs, et cela m‘a été extrêmement utile dans mon travail. Je suis née à Marseille, et j’ai toujours été sensible à notre héritage méditerranéen. Ensuite je suis allée à Paris faire mes études, j’ai commencé une licence d’histoire de l’art en faculté, puis j’ai fait les Arts Déco, parce qu’en réalité je voulais être artiste et pas historienne, et ça depuis toujours ; mais cela a été un bagage supplémentaire pour la réflexion et dans mon travail. J’ai toujours considéré que notre héritage culturel et notre mémoire étaient extrêmement importants et enrichissants, et qu’on ne vivait pas uniquement dans le présent mais dans toutes les dimensions du temps, aussi bien le futur que le passé, et le présent. Il fallait donc tenir compte de tout ça.
Patrick Poirier : Moi c’est assez différent. D’abord j’ai été élevé en Bretagne, et j’ai perdu mon père pendant les bombardements de la dernière guerre, ce qui a été quelque chose d’assez important parce que, tout petit, j’ai marché dans une ville en ruines, avec des images très nettes. J’ai vécu dans cette ville pendant dix-sept ans. Mon père était avocat, mais il écrivait aussi beaucoup. Il pratiquait aussi la peinture ; et c’est un lien très important pour moi. Après sa disparition, je me suis approprié sa boîte de peinture, son chevalet, et, assez jeune, j’ai essayé de faire des choses. Je n’avais qu’une idée : être artiste. En même temps, j’étais intéressé par toutes les choses liées à la mémoire : à la campagne, à cette époque, beaucoup de fermes étaient abandonnées car leurs habitants étaient allés travailler en ville, et tous les jours j’allais dans l’une de ces maisons. J’étais chez moi et en même temps j’observais les objets. Je suis venu à Paris, j’ai aussi fait les Arts Déco, mais très vite je suis parti en voyage, d’abord au Proche-Orient puis jusqu’en Inde, et tout cela en voiture, très lentement, pendant quatre ou cinq ans de suite. Le fait de passer dans ces lieux, de voir d’autres civilisations, de passer de site archéologique en site archéologique, de ville en ville, de traverser les cultures, m’a fait voir soudain les liens et les fragilités. Et quand j’ai rencontré Anne nous avons pensé que nous avions un peu des choses en commun sur cette idée de mémoire.
A.P. : Pendant la guerre tous les deux, nous avons beaucoup joué dans les ruines, nous nous réapproprions les maisons puisque les campagnes étaient abandonnées. Mais pour Patrick c’était beaucoup plus tragique que pour moi, cela prenait une dimension toute autre. Malgré tout pour moi les ruines étaient une espèce de grand jeu ; et cet aspect, même s’il peut être lu par la suite de manière plus grave, m’a toujours accompagnée dans ma vie, dans mon travail.
Pour resituer, on était dans les années ‘60-‘70 ?
P.P. : Nous avions donc chacun à notre rencontre des envies de voyages : nous sommes partis ensemble. Nous avons fait nos études, nous nous intéressions à l’archéologie, au milieu de l’art contemporain et à ses mouvements, nous avions quelques informations, à l’époque il n’y avait pas de journaux d’art, si ce n’est Art et des journaux anglais….Et nous nous intéressions autant au rock qu’à l’art !
Au début nous avions des idées accumulées, et nous ne savions pas comment faire. Moi de mon côté je faisais plus de peinture qu’autre chose, mais je trouvais que j’allais trop vite. Je pouvais faire un travail considérable en une journée.
A.P. : Tandis que moi je m’intéressais plus au volume, à l’espace. Et j’étais très lente…Mais j’en abattais quand même !
Vous aviez deux rythmes, deux temps de travail, distincts et complémentaires.
A.P. : Oui, et nous les avons toujours d’ailleurs.
L’enjeu de votre travail est donc la mémoire et la fragilité des cultures, des êtres…mais aussi l’idée de transmission que renferme cette fragilité.
P.P. : On était une génération d’artistes, de personnalités individuelles. Personne ne travaillait ensemble, hormis dans la musique. Nous nous sommes dit que cela était absurde et qu’il était plus intéressant de voir si nous pouvions travailler à plusieurs. C’est à ce moment-là que nous avons commencé à mettre ensemble, à construire quelque chose ; c’était un peu évanescent, tout en remarquant que nous avions les mêmes idées, que nous voyions les mêmes choses. Anne était très intéressée par l’histoire.
A.P. : Non pas l’histoire, mais par l’histoire des civilisations. L’histoire des événements ne m’intéresse absolument pas, l’histoire des civilisations oui, dans la mesure où c’est une trace qui témoigne d’une vie antérieure, et pas du tout de formes. Les traces des civilisations nous disent que quelque chose a été avant nous, qu’il y a transmission. Les ruines paradoxalement peuvent marquer une pensée désespérée qui dit que les civilisations sont fragiles mais, sous un autre aspect, elles disent qu’il y a continuité. C’est cela qui m’intéresse dans la ruine, et dans l’histoire : ce qui se perpétue, ce qui se transmet.
C’est la guerre qui a constitué comme trauma la nécessité de créer, d’exprimer…
P.P. : Moi j’étais finalement plus sensible à une contemporanéité des choses ; parce que, depuis notre naissance, il n’y avait que la guerre dans les journaux , une suite d’événements tragiques l’Indochine, l’Algérie…une continuité, une menace que j’avais sentie enfant en perdant mon père du jour au lendemain…J’étais très proche de ça. Et après avoir fait ces voyages sur la route de la naissance des civilisations en quelque sorte (Turquie, Syrie, Irak, Iran, Afghanistan, Pakistan, Inde, Népal) j’ai acquis des connaissances sur l’archéologie, et surtout une meilleure appréhension et une compréhension du monde.
Aujourd’hui des images hyperréalistes de la guerre et de toutes les horreurs et violences possibles nous entourent, comment avez-vous choisi en démarrant votre carrière de parler de la guerre sans jamais en montrer des images directes, évidentes ? Car il faut bien dire que cela était encore tabou.
P.P. : En nous intéressant de très près aux sciences humaines, et en alliant l’art à l’archéologie, à travers la ruine notamment. Il s’agissait de rendre l’expérience de la guerre, la fragilité d’une manière métaphorique.
A.P. : L’avant-garde officielle disons, était vraiment théorique, une réflexion de l’art sur lui-même, et cela ne nous intéressait pas. Ce qui nous intéressait était le monde qui nous entourait. L’art n’était pas, n’est pas coupé du monde.
P.P. : Les mouvements artistiques étaient le Pop Art, le conceptuel, et en France c’était Support-Surface : et nous ne voulions pas d’un style.
A.P. : On voulait s’autoriser tous les médiums, tous les moyens d’expression.
Et pourtant, votre travail, on le reconnaît…à cause de ce fil conducteur qui guide d’une œuvre à l’autre
A.P./P.P. : Ah ça, oui… Et on le ressent certainement…
Quelles techniques avez-vous donc développées autour de cette métaphore ?
P.P. : Nous avons réalisé des choses très différentes : il y avait les livres-herbiers(que nous avons d’ailleurs poursuivis avec des variations comme avec On the Extreme Fragility, 2004 ; Memory, 1998 ; Strange Psychic Power, 1998), les empreintes, les relevés des plans de villes, les carnets, (il y avait donc tout un travail topographique), la photographie aussi intervenait largement comme témoin documentant notre travail, et puis les maquettes bien sûr, qui étaient encore une autre dimension…Et puis il y a également de nombreuses installations. La première a eu lieu à Osaka au Japon ; certaines ont été réalisées en France : en 1977 le Centre Pompidou accueillait la grande exposition de la Domus Aurea, et en 1983 nous étions montrés à la Salpêtrière dans le cadre du festival d’automne, puis en 1994, il y a eu Ex-Voto à Caen (pour commémorer l’anniversaire du Débarquement), à Colmar aussi nous avons réalisé Casa memoria. Mais surtout nos travaux ont été montrés en Europe (Italie, Belgique, Allemagne, Espagne) et aussi aux Etats-Unis (à Los Angeles par exemple avec Ouranopolis, The Shadow of Gradiva), à la Havane récemment…
Peu de vos travaux finalement ont été montrés en France. Même si, cette année, on pouvait voir à la Fiac, à la galerie Sfeir-Semler, une série ancienne de ces empreintes, datée de 1969, qui traduisent plastiquement la fragilité.
P.P. : Oui, c’est une illustration sensible, nous les prélevions aussi bien sur les statues que sur des murs de maison… : pour faire ressortir, exprimer cette fragilité, montrer ce qui est soumis à la destruction, ce qui est vulnérable. C’est une technique rudimentaire, faite de papier japon, d’eau et de soleil, et cela se détachait vraiment comme une seconde peau. Vous obtenez un objet absolument fragile (il suffit de le toucher ou de le pincer trop fort pour le détruire). Quand nous avons fait cette série des hermès en 69-70, nous avons mis ces empreintes fragiles dans des boites pour les protéger : nous aurions pu prendre du plexiglas, mais nous avons choisi de mettre du verre car l’idée était que si jamais le verre cassait toute l’œuvre disparaissait.
A.P. : Il fallait montrer que cela peut se détruire.
Alors que vous aviez 26-27 ans, et que vous veniez tout juste d’être nommés résidents de la Villa Médicis à Rome, vous êtes partis au Japon pour participer au pavillon français de l’exposition internationale d’Osaka ; vous avez décidé ensuite de rentrer doucement à Rome pour découvrir l’Asie. Sur votre parcours : HongKong, Bangkok, et le Cambodge (notamment Angkor où vous avez travaillé), en pleine guerre du Vietnam. Vous avez quitté le Cambodge, la guerre s’est déclarée tout de suite après : vous étiez une seconde fois en alerte, la prise de conscience était forte. Alors se sont dessinés l’orientation et le message de votre travail : la fragilité d’une civilisation, la faculté de basculer si rapidement…du jour au lendemain. Mais c’est à Rome, et particulièrement sur le site d’Ostia, que cela a pris forme. La résonance de ces lieux était forte, et certaines de vos maquettes en sont particulièrement imprégnées (je pense à ces «maquettes mentales» que sont la Domus Aurea, Mnemosyne …) : histoire d’une civilisation méditerranéenne, mais surtout la représentation métaphorique de la mémoire, de la psyché et tous les échos freudiens que cela implique…Pouvez-vous revenir sur ce point ?
A.P. : Nous habitions Rome, et les vestiges qui nous entouraient étaient l’image la plus simple d’exprimer la fragilité ressentie à travers les guerres, et les différentes ruines que nous avions traversées, antiques comme contemporaines. De plus, je m’intéressais énormément à la psychanalyse, et c’est dans Freud que l’on retrouve l’idée de mémoire par strates : Rome étant ainsi la métaphore de la mémoire. Mais pour nous Rome n’était pas que cette métaphore, c’était aussi l’illustration de la violence de l’histoire, de sa fragilité, et de la pérennité et de la transmission. C’est pour cette raison que nous avons utilisé les formes environnantes, qui étaient des formes antiques, bien sûr, mais il ne s’agissait pas d’une admiration stylistique et formelle pour l’Antiquité, comme tout le monde l’a cru.
P.P. : Ostia quant à elle est aux prémices de notre oeuvre…nous y avons travaillé des mois. C’était un modèle de ville. À peine arrivés à Rome nous sommes allés visiter Ostia. Tout d’un coup, moi, j’ai senti ce que je n’avais ressenti jusque-là , ce que j’avais vu dans la ville de Nantes juste après la guerre, et me suis dit « c’est ça, c’est là ». Il y a eu un déclic : nous allions travailler là -dessus, sur la ville en ruine.
A.P. : Nous avons éprouvé le besoin de construire, de recréer un paysage intériorisé à force de marches, de travail sur place, le restituer : la maquette s’est imposée comme représentation tridimensionnelle. Nous avons commencé à construire sur un coin de table, un petit bout d’Ostia antica. Ce qui m’intéressait aussi c’était de découvrir le côté architectural, comment les choses s’organisaient entre elles, comment on construisait un théâtre, un temple, pourquoi tant de colonnes, etc…Ce n’était pas non plus dans un souci pratique de l’architecture mais plutôt pour imaginer comment la vie s’organisait dans cette ville.
Comme une vie organique, comme un corps ?
A.P. : Voilà , comme un corps qui prend vie et fonctionne. Ostia était un archétype de ville en ruine, un archétype de ville. C’était un truc mental. Nous étions arrivés à créer véritablement un archétype. A partir d’Ostia nous nous sommes intéressés à la ville comme cerveau. C’était déjà un pressentiment de la circulation, des lieux, des fonctions…un réseau de communications organiques et mentales, car cela n’est pas uniquement mécanique mais c’est complètement mental. Et nous avons repris cette idée très régulièrement, dans toutes nos maquettes.
Ostia antica, l’une de vos premières oeuvres, a été montrée en Allemagne dans les années 70, comment a-t-elle été réceptionnée ?
P.P. : Une fois Ostia terminée, nous pouvions nous promener de nouveau mais en mémoire. Et un jour, un musée allemand -qu’un ami artiste intrigué par tous nos trucs nous avait présenté- nous a proposé de montrer ces pièces. Il s’agissait du musée d’Aix-la-Chapelle.
A.P. : Il y avait 360 morceaux à rassembler,…
P.P. : …cela faisait 12 x 6 m. Nous avons donc montré ce travail en 72-73, à Aix-la-Chapelle, et ça a été un déclic ; nous avons reçu des lettres de metteurs en scène, d’Heiner Müller, de gens comme ça…Müller, lui, à l’époque, qui était à l’Est, comprenait vraiment bien cette idée de ruine, de fragilité…Maintenant je réalise beaucoup plus, je ne comprenais pas à cette époque-là …mais en fait, la guerre était très proche de nous, quand nous avons commencé à travailler et à montrer nos travaux c’était en 70, on avait 25 ans. On regarde en arrière, et c’est court comme période. Quand vous imaginez que des amis allemands savaient à peine ce qui s’était passé en Allemagne. Alors lorsque nous avons montré nos paysages de ruines en Allemagne, il y a eu une réaction : eux aussi, comme en France, ont essayé de transcrire ça immédiatement en romanité, ou en archéologie romaine ou antique.
Des formules, des étiquettes inexactes et malheureusement consensuelles.
P.P. : Oui, car montrer des ruines aussi vite et aussi vives …Nous avons habité Berlin dans les années 70, et c’était une ville en ruine, coupée en deux Est-Ouest. C’était donc quelque chose qui dérangeait. Et ça a beaucoup joué, dans la compréhension de notre travail vis-à -vis du regard des gens. Pourquoi essayaient-ils toujours de ranger ça dans la nostalgie ? Justement parce que c’était un sujet dérangeant. Mais nous, nous avons toujours parlé de la guerre, moi j’y ai perdu mon père, c’est donc logique.
Justement, arrêtons-nous sur cette question de nostalgie, et profitons-en pour rétablir le sens profond de votre travail qui a été, et est toujours, mal compris par le public et certains spécialistes.
P.P. : En ce qui concerne la nostalgie, beaucoup de gens ont vu dans notre travail la romanité, la nostalgie du passé…
A.P. : Nous voudrions en effet enlever cette idée qui nous agace. De toute façon, je trouve ça aussi un peu ridicule cette espèce de phobie de la nostalgie. C’est un sentiment qui existe au même titre que les autres. Qu’est-ce que la nostalgie ? Ce n’est pas forcément une nostalgie sur le plan des valeurs, c’est un sentiment la nostalgie. Être nostalgique cela ne veut pas dire qu’on regrette les valeurs d’une époque. Cela peut être la nostalgie d’un visage qui s’est transformé, ou autre chose. Cela fait partie des sentiments humains. Ce n’est pas criminel la nostalgie…On dirait pourtant que c’est un crime.
P.P. : Non, mais justement, c’est politique. Tout d’un coup il n’y a pas de nostalgie sans cette espèce de recul du regard sur le passé.
A.P. : C’est parce que c’est notre époque qui veut conditionner les gens à ne vivre que dans le présent, que dans l’immédiat, que dans la rentabilité.
La nostalgie, comme un retour, permet aussi une réflexion positive qui permet d’aller de l’avant.
P.P. : Oui, d’aller de l’avant ! C’est-à -dire qu’à un moment nous pensions que nous étions des témoins qui se retournaient et voyaient derrière eux, mais qui voyaient aussi devant eux. C’est toujours avec l’idée de faire quelque chose de nouveau.
A.P. : Moi je ne vois pas ces séparations que l’on fait dans le temps. Pour moi le temps est une continuité. On peut, grâce à la mémoire, se promener en avant, en arrière, et au milieu…Pourquoi on s’interdirait de voyager dans le temps ? Moi je revendique un regard nostalgique : je suis aussi nostalgique du futur ! Il y a un tas de nos travaux qui regardent le futur : soit qui y voient un cauchemar soit qui y voient une utopie. Notre travail est peut-être plus situé vers le futur que vers le passé.
Plusieurs maquettes illustrent ces orientations différentes dans le temps, tantôt vers le passé, tantôt vers le futur, tantôt des paysages antiques et oniriques, tantôt des visions cauchemardesques…Pouvez-vous nous parler de certaines d’entre elles, les plus « futuristes », remontant aux années 90 jusqu’à aujourd’hui ?
PP- Oui, Surprise Party (1995), par exemple : c’est une maquette que nous avions trouvée aux puces, une maquette d’immeubles de promoteurs…
A.P. : …genre HLM…
P.P. : …que nous avons cassée, brûlée…cela donnait une ruine.
A.P. : C’était un genre de guérilla urbaine.
Assez d’actualité…
P.P. : La lumière était donnée seulement par la projection d’un globe terrestre lumineux. Et nous avions mis deux petites lampes torches à faisceau laser, pour marquer un arrêt sur des points précis.
A.P. : Alors quand nous entendons dire que notre travail est esthétique…et situé vers le passé…ça m’étonne parce que quand on voit toutes les pièces que nous avons faites sur la guérilla urbaine (comme Exotica, ou cette pièce-là …) ça me confond !
P.P. : Pour Mundus Subterraneus, qui est une installation dans la Ruhr, dans un container de gaz désaffecté, nous avons fait un bassin de 40 mètres de diamètres…
A.P. : …nous avions construit des îles sur lesquelles il y avait des ruines d’usines, des ruines contemporaines, du XXe siècle…
P.P. : …ruines de guerre, choses à la dérive, etc…
A.P. : …et entre les îles un petit train circulait, avec une petite locomotive rouge, avec un petit phare qui éclairait le paysage.
C’était la seule lueur ?
P.P. : Oui, c’est ça, il y avait aussi des néons rouges tout autour pour permettre de voir où l’on marchait…Vingt-quatre longues-vues étaient installées ; quand on les tournait sur la gauche, ou sur la droite, cela déclenchait un certain nombre de sons, et chaque pied de longue-vue avait cinq champs de sons. Les gens regardaient forcément tous différemment à travers les vingt-quatre longues-vues,…de sorte que les sons n’étaient jamais les mêmes. Il y avait des chuchotements, des bruits très durs, très violents, des choses plus sourdes…Ce système sonore faisait que jamais le son global était identique.
A.P. : Nous avions travaillé pour ce projet avec un groupe de musiciens rencontrés à Los Angeles qui s’appelait Light Wave.
P.P. : Et par moment aussi, une espèce de fumée se dégageait, qui faisait comme un brouillard, une brume qui flottait sur l’eau.
A.P. : C’est l’une des plus belles expositions que nous ayons faites mais elle a été détruite car c’était éphémère.
P.P. : C’était énorme…il y avait trois semi-remorques pour la transporter…
Et Exotica que citait Anne ?
P.P. : Exotica est une ville que nous avons construite avec des objets de récupération…
A.P. : …et c’est complètement sur la guérilla urbaine, sur la pollution, le chaos urbain…D’ailleurs, Danger Zone, montré au Credac à Ivry, en 2001, en est un détail en quelque sorte. Avec 2235 ap JC : pas de doute nous sommes dans la fiction d’une archéologie du futur…
P.P. : Effectivement, c’est une espèce de fiction, réalisée en 2000, sur ce qu’on pourra trouver en 2235.
A.P. : Si un archéologue du futur se penche sur notre civilisation.
P.P. : On voit des immeubles modernes, des chemins de fer…
Avec Dream City vous avez accumulé et apposé différentes maquettes de différentes échelles récupérées chez des promoteurs immobiliers coréens, pour faire une ville improbable mais probablement futuriste, privée de cohérence urbanistique : une ville tentaculaire, infinie, désordonnée. Vous en avez fait une très grande installation présentée pour la biennale de Busan en tirant profit de la situation spatiale interne du musée qui l’accueillait.
A.P. : Le musée avait plusieurs étages et il était éclairé par deux ou trois puits de lumière. Si bien que nous avons relié les deux étages, le rez-de-chaussée au premier, en faisant cette boîte et les miroirs montaient jusqu’à l’étage supérieur. Cela reflétait donc la maquette dans tous les sens ; et si on montait, on voyait la ville d’en haut.
Tandis que la maquette pour la biennale de la Havane a au contraire quelque chose de très léger, de très épuré. Il s’agit en quelque sorte d’une construction « positive», une proposition pour le futur…Pouvez-vous nous la décrire ?
P.P. : L’hiver dernier, à la biennale de la Havane, nous avons fait un énorme paysage de ville fictionnelle, toujours lié à l’idée de fragilité car quand nous sommes arrivés sur place la première fois le jour d’un cyclone, tout avait été inondé. Nous allions donc faire un travail à partir de ça, nous ne savions pas comment. La ville est assez ruinée, avec une architecture magnifique des années 50…nous avons ainsi pensé qu’il y avait un truc à jouer, et nous avons inventé une ville qui résisterait à la montée des eaux (on parle pas mal de ce problème écologique actuellement), et qui résisterait au cyclone, au vent. Une ville sur pilotis. C’est un réseau de canaux qui permet la circulation (soit souterraine soit par canaux) : l’eau peut monter un peu et les bâtiments sont circulaires, de sorte que le vent n’a pas de prise. Là , de même, ce sont des espèces de pilotis et le vent passe au travers…
A.P. : C’est une ville de bulles de savon… !
P.P. : Cela donnait à la fin, 18 m de long sur 10 m de large, c’était très grand ; et pour faire le paysage, nous avons utilisé du sucre de canne.
Oui, on dirait un paysage de sable blanc…
A.P. : Cela s’appelait « la planète blanche ».
Vous avez réalisé en hommage à votre fils disparu une très belle installation, L’Ame du voyageur endormi, comme un diptyque, composé en Espagne, à la biennale de Valence, d’une projection de deux vidéos sur un bassin –chacune appartenant à vos deux visions d’un même parcours dans une ville espagnole-, et en Belgique, à Bruxelles, d’une volière en forme de cône, connectée par des liens à des mots inscrits aux murs de l’espace d’exposition. La mémoire est toujours en veille, présente dans votre travail, et sous des formes très variées, je pense notamment à vos dernières œuvres montées en Italie cette année…Sparire nel silenzio et La Fabbrica della memoria.
P.P. : Pour la première, de grandes tentures blanches recouvrent tout l’espace (les murs, les fenêtres, etc.) sur lesquelles nous avons écrit Sparire nel silenzio («Disparaître dans le silence»)…
A.P. : …qui était le titre d’un poème que notre fils avait écrit quand il était plus jeune. Nous l’avons repris ici comme titre.
P.P. : Vous entrez dans une salle de 50 m de long et de 7 m de haut, voire plus à certains endroits. La salle est blanche de tous côtés, on ne voit aucune image. Entre chaque tenture, une échancrure qu’on peut ouvrir : on découvre alors des séries de photos, de différentes époques de notre travail, mais que nous avons choisies précisément pour leur relation avec cette idée de mémoire, de fragilité…Et une seule photo, au fond, est montrée, les tentures écartées : c’est une photo que nous avions faite au Laos (parce que nous y avions fait un voyage en 1999, et nous n’étions jamais retournés dans cette région-là depuis le voyage à Angkor). Le premier temple khmer, Vat Phu, avait été construit dans le Sud du Laos ; ensuite les Khmers étaient descendus jusqu’à Angkor, pour construire le site et s’y installer. Au mois de février, à la pleine lune, il y a un énorme pèlerinage, où tous les gens des alentours mais aussi du Vietnam, de Birmanie, viennent…c’est gigantesque. Et c’est un site qui n’est pas fouillé. Les bouddhas sont à même le sol, en sortent par endroits, et chaque pierre devient un autel, on y dépose des encens, des fleurs…vous vous y promenez, c’est très grand. Nous avions fait une série de photos sur cet endroit, et sur celle-ci, tous les gens sont là devant un bouddha cassé, absolument figés comme des sculptures, des statues. C’est la seule photo visible, vraiment ouverte.
A.P. : Pour La Fabbrica della memoria, nous avons réalisé une construction dans un parc : il s’agit d’une petite chambre de mémoire, très petite, et à ciel ouvert, en pierre, au bord d’un lac.
P.P. : Il est difficile d’y pénétrer, et c’est exprès. Il faut s’y faufiler.
A.P. : Une fois à l’intérieur, vous pouvez vous asseoir à une table, qui est une espèce de table d’orientation de la mémoire, avec un graphique d’orientation où sont représentés tous les secteurs de la mémoire, de la psyché que nous avons inventés ; et sur les murs des mots sont gravés, des sentiments, etc. Avec toujours cette idée d’organisation…
P.P. : Les lignes relient aux points des murs où sont écrits ces mots.
A.P. : Sur le même principe nous avons fait en France, à Colmar, La Casa Memoria : nous pouvions pénétrer à l’intérieur, toujours sur le plan de l’ellipse. Au rez-de-chaussée, il y avait des salles avec deux vidéos projetées qui étaient également visibles de l’extérieur. C’était l’espace du rêve et de l’inconscient ; et il y avait un escalier au centre qui menait en haut, cela faisait 9 x 7 m : c’était une bibliothèque vide (il y avait toutes les étagères, sans les livres, mais ordonnées par titres de sujets extrêmement complexes). L’orientation s’y faisait chromatiquement. Depuis le plafond, des traits de couleurs reliaient les différents titres des étagères.
Cela vous poursuit depuis la « Bibliothèque noire » de la Domus Aurea …comme un leitmotiv ?
A.P. : Oui, c’est toujours quelque chose qui revient ; avec Ouranopolis c’est déjà la même chose. Il y a chez nous alternance de la ruine et de l’utopie. Des moments où la ruine domine, et d’autres où c’est le rêve.
P.P. : Il y a toujours ce lien qui nous suit.
English translation : Laura Hunt