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Anna Guilló

Pierre Douaire. Quelle est la spécificité des écrits d’artistes au XXe siècle ?
Anna Guilló. Les écrits d’artistes produisent une pensée qui leur est propre, au XXe siècle comme aux siècles précédents d’ailleurs. Les artistes font partager leur savoir-faire et viennent parfois compenser l’indigence des connaissances plastiques de ceux qui prennent la parole sur l’art.
Un bon critique doit aller dans les ateliers, c’est là que l’œuvre se construit. Ce livre tente de renverser l’adage «Bête comme un peintre». Il existe des artistes antipathiques, mais aucun d’entre eux ne peut être qualifié d’idiot. Ils nous donnent accès, quand ils écrivent, à une connaissance pratique ; c’est inestimable.

Redonner la parole aux artistes permet de réaliser une contre-enquête, d’énoncer une contre-histoire ?

Anna Guilló. Les écrits d’artistes ne sont pas un genre en soi. Ils existent par leur diversité. Leur point commun est de délivrer une parole spécifique. Elle se différencie des écrits sur l’art. Elle est à chaque fois indépendante des théories qui s’échafaudent sans elle. Quand un artiste prend la parole, il n’est pas rare qu’il renvoie dos à dos la critique et l’histoire de l’art. Si les livres d’histoire sont écrits par les vainqueurs, il me semble légitime d’écouter, en art, une musique différente de celle qui est enseignée dans les manuels. Une contre-enquête est peut-être utile pour écrire cette contre-histoire, surtout si elle prend appui sur la parole de ceux qui font l’art.

C’est difficile d’écrire un livre qui donne la parole aux artistes du XXe siècle ?

Anna Guilló. Ecrits d’artistes au XXe siècle a pour vocation de faire connaître certains textes d’artistes au plus grand nombre, c’est donc un ouvrage de vulgarisation intelligente qui correspond à l’esprit de la collection «50 questions». Je précise par ailleurs que je n’ai pas traité des écrits d’artistes ayant une vocation artistique, ce qui en exclut déjà un certain nombre.

Tous les artistes au XXe siècle ont un jour ou l’autre pris la plume. Il serait vain de vouloir compiler ces millions de pages existantes. Réaliser une anthologie de tous leurs écrits est une tâche impossible à réaliser. En revanche on peut s’approprier la question d’une façon parcellaire, en choisissant un angle particulier. Les spécialistes en général s’arrêtent sur un artiste, un pays ou un thème particulier. Pour ne pas se perdre, il faut dès le départ circonscrire son domaine d’investigation. La difficulté réside autant dans la quantité que dans la diversité des textes. Comment faire le tri entre les correspondances, les notes, les essais, les livres de mémoire, les articles, les entretiens, les textes juridiques ou administratifs ?

Pourquoi les artistes du XXe siècle écrivent-ils ?
Anna Guilló. Il n’existe pas aujourd’hui un artiste qui n’ait pas écrit. Des avant-garde du début du XXe siècle à un artiste contemporain comme Douglas Gordon par exemple, tous ont senti le besoin de s’exprimer. Que ce soit pour expliquer, légitimer leurs actions, (il faut penser à l’importance des revues créées parallèlement aux mouvements artistiques), ou pour corriger les erreurs commises par les critiques d’art. Clément Greenberg, le théoricien américain de l’abstraction, se fait remonter les bretelles vertement par Barnett Newman. Donald Judd clame qu’il n’est pas un «artiste minimal» et qu’il récuse cette étiquette. Ces exemples montrent simplement la vigilance des artistes sur le plan théorique et critique.

Peut-on les croire sur parole ?
Anna Guilló. Il arrive souvent qu’une disjonction advienne entre le discours de l’artiste et son œuvre, cela dépend de la nature de l’écrit. Chez Frida Kahlo, par exemple, il n’y a pas d’entourloupe. Elle écrit comme elle peint. La même implication existe chez Louise Bourgeois. Dans les deux cas, il existe une écriture de soi, une peinture de soi, un handicap qui remonte à la surface.

En bref, les femmes ne mentent pas !
Anna Guilló. Absolument pas, loin s’en faut ! Chez les hommes, c’est peut-être Warhol qui ment le moins car il fait du mensonge sa vérité.

Il y a des écarts entre les écrits d’artistes et leurs œuvres ?
Anna Guilló. Certains sont meilleurs écrivains qu’artistes, je pense notamment à Salvador Dali. D’autres théorisent des pratiques qu’ils n’ont pas inventées mais qu’ils s’approprient: on pensera aux écrits de Gleizes et Metzinger sur le cubisme par exemple. Mais les artistes sont également très intéressants lorsqu’ils ne parlent pas directement de leurs œuvres. Quand Dan Graham parle de la musique rock, il nous éclaire indirectement sur son travail, et nous permet de comprendre la société de la fin des années 1970. Il s’intéresse à la culture punk à un moment ou personne ne se penche sur la question, et en profite pour marquer ses distances avec la pensée d’Adorno au sujet de la culture de masse.

A quand remonte la tradition de donner la parole aux artistes ?
Anna Guilló. «Donner la parole» est une belle image car elle remonte à l’exercice du dialogue philosophique tel qu’on le trouve déjà chez les Grecs. L’interlocuteur doit parvenir à l’amorcer et à l’entretenir. A l’âge classique, il devient la «conversation avec le grand homme». Entre l’artiste et son vis-à-vis, une relation se tisse. Les mots échangés sont proches d’une vérité de l’œuvre. Cet exercice, même dans sa forme actuelle, me semble être le lieu où une parole privilégiée peut voir le jour. Le dialogue est quelque chose de fondamental. Pour moi, il est la base de la pensée critique. Replacée dans le cadre des écrits d’artistes, cette conviction est assez paradoxale quand on y pense, car étrangement, les mots proférés, alors même qu’ils énoncent la contemporanéité de l’intéressé, sont portés par un autre que lui.

Ecrits d’artistes au XXe siècle d’Anna Guilló est édité chez Klincksieck dans la collection «50 questions».

 

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