Apocalypse ou reconstruction? Pour sa deuxième exposition à la galerie Alain Gutharc, Anita Molinero installe le climat lourd, symptomatique d’une époque où plane encore le spectre cauchemardesque du nuage de Tchernobyl. Ainsi parvient-elle à recycler son vocabulaire formel: poubelles comprimées au sein d’énormes chambres à air agricoles, phares de voitures fondus (Lion de casse), polycarbonate et autres objets manufacturés ont été soumis aux affres de la destruction par le feu. Les flammes provoquent-elles une mutation ou une métempsychose?
L’uniformité des couleurs primaires rappelle la gamme chromatique des carrosseries. Si les codes de l’automobile interviennent de façon récurrente dans les œuvres composites d’Anita Molinero, cette exposition en donne peut-être la clé, présentant dans le même temps l’hybridation de plusieurs véhicules fragmentés, ainsi délivrés de leur fonction.
Aussi, l’exposition s’annonce-t-elle, de façon surprenante, éponyme, là où l’artiste choisit habituellement des titres chocs. Serait-ce une façon d’affirmer l’aboutissement de ses recherches entreprises depuis les années 1980 ?
Au démarrage, il y a donc des matériaux «pauvres» issus de la société industrielle. Extraites de leur contexte, voire contraintes à fusionner, les carcasses du monde quotidien s’apparentent à des créatures de science-fiction.
Les grilles industrielles deviennent les supports où se greffent des assemblages aux allures semi-organiques dont, semble-t-il, pourraient surgir des êtres nés de l’imagination de Cronenberg. Pourtant, Xavier Douroux et Frank Gautherot insistent sur le caractère identifiable de chacun des objets utilisés par l’artiste: «Ligaturés, emmaillotés, entravés, ils sont comme recroquevillés, comme déliés, sans pour autant que leur existence ne devienne une énigme». Au fond, confettis et fourrures salies peaufinent l’art grunge de la dépouille barbare.
Peu d’alternatives se présentent au visiteur qui pénètre dans l’espace «en L» où siègent les sept sculptures aux contours hypertrophiées. Car le parcours est contraint par la dimension colossale de l’œuvre centrale, suspendue dans la première pièce qui l’accueille et génère un mouvement de circulation outrée.
Anita Molinero parvient alors à inverser les données: il ne s’agit plus d’astreindre l’œuvre à l’espace, mais de jouer avec le corps du spectateur qui se déplace en fonction d’elle.
Accrochées au mur de la seconde zone, des stalactites en plastique fondu semblent déployer leurs tentacules horizontaux en direction du public. Le trivial règne en force. Le dispositif visuel génère, chaque fois, une réception immédiate.
Les œuvres d’Anita Molinero ne sont pas là pour séduire le visiteur mais plutôt pour interroger les modes d’énonciation d’une pratique sculpturale établie sur les emblèmes d’une époque post-industrielle.
Depuis Arman jusqu’à Jessica Stockholder, en passant par Doris Salcedo ou Laurie Parsons, la pratique de la récupération intervient comme un leitmotiv de l’art. Reprenant les codes de l’assemblage, Anita Molinero opère pourtant un glissement vers une pratique de la sculpture qui évide au lieu de rajouter de la matière.
Les objets thermomoulés se creusent au contact du chalumeau. Ils s’allongent à la manière des lièvres aériens de Barry Flanagan, auxquels il faut rendre hommage. Depuis les années 1970, l’entropie et la destruction sont devenues des matériaux de création. Anita Molinero torture les objets qu’elle soumet à ses expérimentations d’éviscération et de boursouflures.
La forme se désagrège jusqu’aux limites de l’informe. Mais la violence qui s’imprime dans les transformations de la matière émane directement du procédé de création, à savoir la combustion du plastique, fortement toxique et polluante. La critique du système passe alors par le réinvestissement de ses propres dérives.
La crudité du vocabulaire employé au moment de la réalisation avec ses assistants ressurgit dans le rendu final, brut. L’œuvre tient dans une position intermédiaire, entre le non-finito et la fixation d’un état. Il s’agit alors de réaliser un «expressionnisme contrarié» reprenant les codes de la science-fiction. Ainsi, la distanciation cognitive — processus par lequel le spectateur est embarqué dans un monde inhabituel — est au cœur de cet univers.
L’espace de la galerie offre le terrain idéal à ces sculptures vacantes parfois immergées dans l’espace public dont proviennent les matériaux de création. Ici, aucune concurrence visuelle ne s’affronte à la radicalité des volumes. Rien ne compense la violence des surfaces nées des processus «hystériques». La trace du feu ne permet pas de retour en arrière. L’acte est irréversible.
Selon Ramon Tio Bellido, l’extrémisme de ses propositions les installe «dans une réalité ostensible, obscène, qui les écarte d’emblée de toute évaluation d’une esthétique du «junk», se contentant d’être en quelque sorte à la poétique de la ville ce que les bouses de vaches sont au charme de la campagne…» Mais la réalité évoquée par ses sculptures est bien la même que celle que nous voyons.
Sans doute faut-il plutôt voir dans cette version l’incarnation d’une uchronie, c’est-à -dire un processus visant à modifier l’issue d’une situation historique réelle, pour en examiner les différentes conséquences possibles.
Å’uvres
— Anita Molinero, Sans titre, 2009. Pneu, containers. 150 x 160 x 130 cm.
— Anita Molinero, Lion de casse, 2009. Fer à béton, phares de voiture. 178 x 225 x 77 cm.
— Anita Molinero, Sans titre, 2009. Fer à béton, fourrure, plastique, confettis, liant acrylique. 175 x 80 x 12 cm.
— Anita Molinero, Lion de casse, 2009. Fer à béton, phares de voiture, polycarbonate. 205 x 110 x 110 cm.
— Anita Molinero, Sans titre, 2009. Pneu, plastique. 105 x 108 x 55 cm.
— Anita Molinero, Cricri, 2009. Métal, fer à béton, fourrure, confettis, liant acrylique. 143 x 167 x 43 cm.
— Anita Molinero, Sans titre, 2009. Fer à béton, phares de voiture, polycarbonate. 65 x 35 x 27 cm.
Publications
— Xavier Douroux, Franck Gautherot, Anita Molinero, Sculptures, Ecole nationale des Beaux-arts, Dijon, 1994.
— Ramon Tio Bellido, Anita Molinero, Ecole nationale supérieure des Beaux-arts, Paris, 1995.
— Lili Reynaud-Dewar, Anita Molinero, Chuuut, écouuute, la croûûûte, Château-Gonthier, Centre d’art contemporain, 2007.