ART | CRITIQUE

Anisotropy

PCéline Piettre
@18 Avr 2011

L’exposition de Philippe Decrauzat est un événement en soi dans le petit milieu de l’art contemporain en cela qu’elle propose, pour la première fois en France, une vision d’ensemble de son travail ― la plupart des pièces étant produites pour l’occasion.

On s’était habitué à la présence régulière de l’artiste lausannois dans les espaces d’exposition ― très récemment pour «Echoes» au Centre culturel Suisse à Paris et au Frac Languedoc-Roussillon où était exposée jusqu’à fin mars sa sculpture en forme de rhomboèdre Melencolia ―, mais une présence toujours ponctuelle, isolée. Difficile dans ces conditions d’aller à la rencontre d’une pratique qui, en dépit d’une forte accointance avec la peinture géométrique et l’Op art, et un certain minimalisme, est aussi vaste que les domaines dont elle s’inspire: architecture, sciences, cinéma, littérature ou musique. «Anisotropy» offre donc une occasion, pour l’instant unique, d’appréhender cette œuvre-univers en expansion, faite de dilatations-contractions, de vibrations-pulsations et nourrie par une circulation intense entre les mediums, sources et références.

Un art anisotrope

Le titre de l’exposition, Anisotropy, est aussi celui d’une des œuvres qui la compose, une sorte de construction circulaire en aluminium, vidée en son centre, reproduisant une image trouvée dans une revue scientifique sur la possibilité de détourner les ondes de leur course.
A l’image de cette pièce, et des propriétés physiques de l’anisotropie − quelque chose d’anisotrope pourra présenter différentes caractéristiques selon son orientation, tel un écran d’ordinateur portable par exemple ―, le travail de Philippe Decrauzat contient son propre potentiel de variabilité.

Ses toiles, à la gamme chromatique simple (motifs géométriques le plus souvent en noir et blanc) comme ici la peinture murale On Cover ou l’installation Slow Motion, ne se limitent pas à une lecture purement graphique, abstraite. Ses œuvres se réfèrent fréquemment à d’autres images, temps ou médiums initiaux — On Cover reprend en la déployant une trame de moirage utilisée pour la couverture du magazine American Scientific paru en 1963 — et surtout donnent l’impression du mouvement par des stratégies optiques héritées de l’Op art ou des recherches autour de la Dream Machine de Brion Gysin.
Proche en cela de son compatriote et aîné François Morellet, fondateur du Groupe de Recherche d’Art visuel (GRAV), Philippe Decrauzat joue sur la vibration rétinienne, induit une perception changeante par la superposition des lignes et les contrastes de couleur.

C’est l’œil, par sa mobilité, qui transforme l’œuvre (on en revient au principe d’anisotropie). Le corps du spectateur est convié au cœur d’une expérience hypnotique, échappant de peu à l’aveuglement en raison d’un retour permanent au cadre strict et traditionnel de la représentation : châssis, composition picturale, perspective, minimalisme.

Un «au-delà» de la peinture
L’exposition du Plateau se caractérise ainsi par un rythme particulier, renforcé par l’alternance entre les salles obscures et lumineuses et la cadence des deux films projetés: Et d’un processus. L’Espace s’est dilaté… et And to End, montés à partir d’une succession très rapide d’images fixes pour un effet stroboscopique.

Reprenant respectivement le générique de Fahrenheit 451 de Truffaut et un film de Hans Richter, ces vidéos font du cinéma un espace pictural de grilles, lignes et motifs, comme le cadre de la toile avait été transformé auparavant en un paysage cinétique.
Circulant ainsi d’un medium à un autre, d’une source à sa reproduction visuelle, progressant d’analogies en références, Philippe Decrauzat propose une extension du champ pictural, devenu perméable aux autres champs disciplinaires.
Les treize toiles de Slow Motion, par exemple, striées de bandes verticales noires s’effaçant progressivement à mesure qu’elles s’étirent vers le bas, alignées face à face et faussement identiques, dilatent l’espace de représentation en un scénario cinématographique, avec ses séquences, son suspens, son potentiel immersif.

En quête d’élasticité, de réversibilité, de communicabilité, de circulation entre les champs artistiques, l’artiste suisse contribue à un renouvellement historique de l’abstraction. Mais ne se risque t-il pas, dans le même temps, à un excès de références qui aboutirait à terme à transformer son désir d’ouverture en un circuit fermé, en un jeu savant de reprise d’où le sens, autant que le public, finiraient par être exclus ?

— Philippe Decrauzat, Sans titre, 2010. Dessin recto verso. 82 x 106 cm
— Philippe Decrauzat, Sans titre, 2010. Acrylique sur toile. 140 x 140 cm
— Philippe Decrauzat, Sans titre, 2010. Dessin recto verso. 82 x 106 cm
— Philippe Decrauzat, Carte stéréoscopique. Vue du Canal de Mangue à Rio de Janeiro, Brésil. Conception graphique: Loran Stosskop

AUTRES EVENEMENTS ART