Une voiture avance dans l’obscurité. Ses phares viennent trouer l’épaisseur de la nuit, éclairant les bas-côtés d’une route escarpée. Le travelling suit le balancement gracieux du chemin. La lumière ne retient du vide que la végétation serpentée, le reste n’a que peu de prise avec le réel. Tout est calme, rien ne respire. L’amplitude et la lenteur de l’image charpentent le déroulé de cette séquence sans récit. Il n’y a que la voix d’Eli Medeiros pour accompagner le regard sur les intonations d’une chanson intitulée Melancolia.
Ange Leccia poursuit sa quête du beau contrarié qu’il traduit tant par des matériaux industriels que par des fulgurances naturelles. On se souvient de ces motos rutilantes disposées en face à face ou bien encore de ces vagues scandant l’image de haut en bas et de bas en haut.
Melancolia se situe là , parmi ces fresques aux circonvolutions romantiques à la fois délestées de toute forme de récit et traversées par une tension animale et rugueuse. Une beauté brute, donc, qui produit sa propre fragilité: ici c’est l’absence de l’homme ou plus précisément la description visuelle d’un espace mental à la dérive qu’Ange Leccia dépeint aux entrefaites de la progression du film.
La même lenteur, la même amplitude nourrissent le propos de Ziad Antar. Dans la série «Bereft Beirut» associé à Rasha Salti, le jeune artiste photographie son pays, le Liban, ou plutôt ce qu’est devenu le Liban.
Un territoire en friche, mutilé par la guerre, stoppé net dans son évolution politique et économique. Car contrairement aux images d’un Gabriele Basilico concentré sur les ruines et les poussières de Beyrouth, Ziad Antar dresse un panorama du construit, et non du déconstruit.
Du construit ou de ce qui aurait pu l’être. Les immeubles qu’il montre n’ont jamais pu être achevés. A cause de la guerre bien entendu, à cause des ressorts économiques qui se sont distendus, à cause d’un climat politique qui n’a jamais vraiment pu se stabiliser depuis vingt-cinq ans. Ces architectures imposantes, complexes hôteliers ou commerciaux, racontent pourtant l’histoire de Beyrouth. Son passé glorieux ou tragique, et son actualité complexe. Ziad Antar le rappelle, la plupart de ces immeubles abandonnés par leurs promoteurs, ou en attente de potentiels acheteurs, sont aujourd’hui occupés par des travailleurs immigrés sans-papiers, le plus souvent syriens.
Ziad Antar ne fait donc pas un travail de mémoire. Malgré tout, malgré l’abandon et la disparition, il réactive les promesses de Beyrouth.
Des promesses qui, chez lui, sont toujours contredites par une force supérieure. Dans sa série de photographies, il y a les offenses de la guerre. Dans ses films, il y a cette corde qu’il ne maîtrise pas et, par le biais d’un jeu absurde, l’oblige à retirer un vêtement à chaque erreur de saut (La Corde). Cette corde que l’on retrouve dans une Marche turque jouée au piano. Cette fois-ci, elle brille par son absence: lorsque les doigts composent sur les touches la partition de Mozart, il n’en sort qu’un bruit sec, un son de tambour, une résonance militaire.
Ange Leccia
— Mélancolia, 2006. Vidéo (3’30mn)
Ziad Antar
— La Corde, 2007. Vidéo (3mn)
— La Marche Turque, 2006. Vidéo (3mn)
— Souk Al Raoucheh, série Bereft Beirut, 2008. C-print, cadre en bois. 123,5 x 123,5 cm
— Hotel Coral Beach (front view), Jnah sector, série Bereft Beirut, 2007. C-print, cadre en bois. 123,5 x 123,5 cm
— Coral Beach, série Bereft Beirut, 2007. C-print, cadre en bois. 123,5 x 123,5 cm
— Chalet Extension, Coral Beach, Jnah sector, série Bereft Beirut, 2007. C-print, cadre en bois. 123,5 x 123,5 cm