13 juin 2020. La pandémie du Coronavirus et le rôle accordé au numérique durant le confinement ont dramatiquement révélé deux régimes de viralité en vigueur dans le monde d’aujourd’hui. La viralité biologique, qui a causé de nombreuses victimes au cours des siècles, s’est doublée d’un nouveau système viral, planétaire et hégémonique, non plus organique mais numérique : celui d’internet, des réseaux et des dispositifs numériques connectés.
Le fonctionnement des virus organiques n’a été établi qu’au début des années 1950. Ces virus sont des microorganismes élémentaires dotés de bribes de code génétique. Mais leur simplicité organique est telle qu’ils ne peuvent pas se reproduire par eux-mêmes, et contraints d’introduire leur génome à l’intérieur d’une cellule qui, elle, en produira des répliques. Cette réplication virale au sein d’une cellule s’opère sous l’action d’acides nucléiques (ARN) qui transmettent les informations et les ordres des génomes viraux à la machinerie cellulaire. Avec trois conséquences possibles : la mort de la cellule, sa tolérance de l’infection, ou sa transformation maligne…
La viralité biologique se caractérise donc par des mécanismes d’infiltration et de parasitage, mais aussi de communication, de contrôle et de destruction, opérés sur des cellules par des individus élémentaires, tels que le Corona, pilotés par des programmes organiques. Quant à la viralité numérique, elle opère de manière analogue au moyen de petits programmes qui s’infiltrent dans les systèmes, les ordinateurs et les réseaux informatiques, pour en prendre le contrôle, les infecter, mais aussi pour se reproduire afin d’accéder à d’autres ordinateurs. La généralisation d’internet a considérablement accéléré la propagation planétaire de ces virus informatiques.
Si internet a été la cible et le vecteur de la viralité numérique destructive, il a aussi permis, avec les réseaux sociaux — Facebook, Instagram, Twitter, etc. —, l’essor d’une autre forme de viralité : la viralité informationnelle qui consiste à diffuser massivement des messages numériques (textes, photo, vidéo) en les faisant circuler le plus vite et le plus largement possible en combinant des dispositifs techniques avec des incitations pour engager les destinataires à partager, dès la réception, les messages avec des proches et mêmes des inconnus. Le flux et la vitesse, les aspects éphémères et souvent intrusifs des messages rapprochent la viralité informationnelle (journalistique) ou communicationnelle (publicité) du « marketing viral » qui vise à capter l’attention, à précipiter des décisions d’achat en substituant chez les destinataires l’urgence des réflexes au lent processus de la réflexion.
Internet, les smartphones et les réseaux sociaux permettent à chacun de faire en permanence l’expérience inouïe de la gratuité, de l’immédiateté, de l’ubiquité, de l’illimitation et de la flexibilité. Coût zéro, temps de production zéro, délai d’accès zéro. Cette expérience des réseaux soutient ainsi la fiction d’un monde universellement accessible, sans frontières ni délais, sans aspérités ni obstacles matériels ; un monde lisse, totalement ouvert, libéré des vieilles contingences de l’argent, du temps et des distances ; un monde affranchi des règles, des structures et des héritages, esthétiques ou non ; un monde du présent absolu, coupé du passé et indifférent au futur. Un outre-monde technique dans lequel les rigidités et les pesanteurs matérielles et mécaniques se seraient miraculeusement dissoutes dans les flexibilités des flux horizontaux et réticulaires.
Or, les principaux architectes de ce monde-là — les Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) et Netflix — ont été logiquement les principaux bénéficiaires du confinement parce qu’ils ont entre leurs mains les dispositifs numériques connectés de documentation, de loisir, d’échanges et de travail dans le monde d’aujourd’hui. Mais plus profondément parce que l’usage de ces dispositifs inscrit subrepticement, sur un mode viral, un ensemble de valeurs et d’attitudes dans les corps, dans les esprits et dans les comportements. En opérant ainsi comme une force d’individuation, ces dispositifs produisent des individus dépendants qui concourent à l’essor et aux pouvoirs des maîtres des réseaux.
André Rouillé