Lors de la cérémonie des vœux au monde de la culture prononcés à l’ouverture de «Marseille-Provence 2013» capitale européenne de la culture, le Premier Ministre Jean-Marc Ayrault a eu raison d’insister: «La culture n’est pas un luxe». Mais à le suivre, on se dit que la culture s’accommode mal des lapalissades, des instrumentalisations, des incohérences discursives et des renoncements politiques. Mais surtout qu’elle est devenue une culture à tout faire.
Au fil de son discours, le Premier Ministre a décliné une conception de la culture en tant qu’instrument d’action politique, de gestion de l’espace public, de maintien de l’ordre, de paix sociale, d’identité nationale. A partir de Marseille, à la fois «capitale européenne de la culture» et ville clivée, réputée incontrôlable et violente, la culture est présentée comme un atout pour relever le défi d’accéder à «cette unité qui naît de la diversité», de «rassembler les Français au-delà de ce qui semble les diviser».
La culture est ainsi considérée comme une solution ultime, une force magique capable de dénouer les situations les plus inextricables en changeant la «diversité» en «unité», la division en rassemblement. Cette force, la culture la puiserait dans une prétendue positivité essentielle, dans de supposées vertus conciliatrices, dans d’hypothétiques capacités surnaturelles à transcender le négatif en positif, à dissoudre ou déplacer les antagonismes sociaux et de classe, à éradiquer les conflits et les luttes.
S’il est évidemment légitime qu’un responsable politique défende la paix plutôt que la guerre, le dialogue plutôt que l’affrontement, on comprend moins qu’il confie une telle charge à la culture. Parce que cela revient à l’instrumentaliser, à l’utiliser à contre emploi, à lui assigner des missions qui ne sont pas les siennes.
Parce qu’aussi cela révèle une conception unilatérale — essentiellement salvatrice, utilitariste et technocratique — consistant, de fait, à dénier à la culture sa part de négation qui, selon Theodor Adorno, constitue «le ferment de sa vérité» (Adorno, Prismes, p. 17).
Insister sur les éventuels effets consensuels de la culture consiste donc à ne retenir en elle que sa partie positive, celle qu’affectionnent la publicité («A Carrefour, on positive») et toutes les forces sociales qui ont intérêt à ménager le statu quo de leurs privilèges. Simultanément, la vision consensuelle occulte les dynamiques ouvertes et transformatrices qui animent la culture, qui lui donnent vie, et qui s’expriment dans les clameurs et les luttes des exploités et déshérités. Positiver, c’est nier les complexités contradictoires génératrices de changement, c’est oublier la part de dissensus dans l’établissement du consensus. La culture n’est en effet ni positive ni négative, elle est dialogique.
Or le dialogue est un processus toujours fragile et complexe qui déborde de beaucoup sa dimension discursive. Le dialogue, c’est dans l’action qu’il se construit, dans la création, dans la mise en œuvre concrète et matérielle de projets, dans l’échange et la confrontation d’expériences différentes, complémentaires ou contradictoires.
C’est pourquoi l’efficace transformatrice de la culture est directement liée à ses conditions concrètes de production, de diffusion et de réception, c’est-à -dire à ses moyens matériels, pratiques, organisationnels et nécessairement financiers. Contrairement à ce que prétendent — et peut-être croient — les «élites» dirigeantes depuis des décennies: hier Nicolas Sarkozy, avec son tristement célèbre «Faire mieux avec moins»; avant-hier Jack Lang qui n’a jamais atteint l’objectif symbolique annoncé de consacrer à la culture 1% du budget national; et aujourd’hui Jean-Marc Ayrault qui commet l’erreur politique majeure de sacrifier la culture sur l’autel de la très improbable perspective de «retrouver l’équilibre de nos comptes publics», et de donner à cette erreur la forme d’une plate et cruelle résignation: «Nous n’avons pas d’autre choix que de faire des économies».
Ce choix politique néglige cette double évidence qui, après des décennies d’aveuglement, s’impose aujourd’hui avec force: d’une part, il n’y a pas de culture vivante et dynamique sans moyens pour la culture; d’autre part, la formation, l’intelligence, la culture, sont devenues les ressources principales des économies contemporaines, leurs meilleurs investissements. Si bien que «faire des économies» dans la culture, qui reçoit déjà si peu, hypothèque gravement l’avenir. Et menace d’accélérer encore la dégradation de l’image déjà bien écornée de la France dont le rayonnement dans le monde a été le fruit patiemment constitué au fil des siècles de l’excellence de sa culture.
Mais tout en confirmant la rigueur budgétaire en matière de culture, le Premier Ministre admet paradoxalement qu’«investir dans la culture, ce n’est pas simplement dépenser, c’est au sens propre du terme investir, c’est-à -dire préparer l’avenir».
En réalité, ce n’est pas le propos qui est paradoxal, mais la politique qui est incohérente, car les investissements d’avenir sont envisagés «dans les années qui viennent». Autrement dit, c’est à l’avenir que «nous veillerons donc» à … préparer l’avenir. On admirera la pertinence de cette politique à une époque où l’avenir s’invite avec insistance à chaque instant de nos vies et activités. Après cinq années d’agitation stérile, la France est passée à un régime de sereine torpeur.
Le plus étonnant est toutefois moins dans les différences que dans les ressemblances entre les deux politiques, car hier comme aujourd’hui, la culture est fondamentalement considérée du point de vue économique. Ainsi, l’actuel Premier Ministre ne se lasse pas d’envisager la culture comme «un élément de croissance économique», de souligner «son attractivité économique», ou de louer «cette dimension économique qui est au cœur de l’activité culturelle en général et des industries culturelles en particulier».
Faut-il comprendre que la culture est, «en général» et «en particulier», de nature économique? Que l’économie est, aux plus hautes sphères du pouvoir, devenue la substance de toute chose, et le critère de toute action?
On croit pouvoir s’en dissuader quand apparaît la notion de «sens», l’idée que la culture peut «fédérer les énergies autour d’un sens», et qu’elle-même «est un sens». Mais cette évocation vague et incantatoire du «sens», n’est pas assez convaincante pour infléchir une approche trop à contre sens de la culture. Pas plus que ne peuvent le faire les belles intentions d’«éducation artistique et culturelle» et de «démocratisation culturelle» qui n’ont pas d’autre consistance que de belles paroles et les meilleures intentions. Au risque d’hypothéquer l’avenir, et de se placer en porte à faux par rapport à la priorité gouvernementale accordée à la jeunesse.
André Rouillé.
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