Monsieur le Président de la République, je vous écris à propos de la visioconférence «Protéger les acteurs de la création culturelle en cette période difficile» que vous avez donnée le 6 mai dernier. Votre intervention était très attendue par tous les acteurs de la culture, profondément atteints dans leur activité par la pandémie, et pour beaucoup lourdement touchés dans leurs revenus. Ces difficultés, ajoutées à la peur du virus et à un certain nombre d’erreurs de gestion de la crise, ont contribué à créer un climat de profonde défiance, voire de colère, à l’égard du pouvoir et de l’État par 56% des Français (interrogés par Sciences Po). Votre intervention d’une demi-heure a-t-elle permis de définir des directions assez fortes et claires pour répondre aux difficultés actuelles des artistes et des créateurs, et pour encourager les adaptations nécessaires de la culture au monde d’aujourd’hui et de demain? D’après les réactions du milieu de la culture, ce n’est pas certain.
Les intermittents et les autres
Quelques jours avant votre intervention, une tribune parue dans Le Monde (2 mai 2020) vous interpellait, à propos des intermittents du spectacle, sur «cet oubli de millions de gens qui portent l’art et la culture». Vous avez à juste titre répondu favorablement aux demandes des intermittents artistes et techniciens concernés. Mais l’art et la culture sont aussi portés par d’autres auteurs — artistes plasticiens et photographes —, auxquels s’ajoutent, les commissaires d’expositions, les indépendants, les animateurs d’associations, etc., dont la plupart ont des revenus faibles et aléatoires — et actuellement nuls. Cet oubli de ceux-là qui portent aussi l’art et la culture, Monsieur le Président de la République, réparez-le! Vous restaurerez ainsi la diversité sociale et la richesse du tissu culturel sur lequel, selon vos mots, « la France a bâti son identité profonde».
Résilience et refondation
Une action forte et durable s’imposerait en faveur des invisibles et des précaires de la culture, dont beaucoup ont déjà été affectés par la suppression des contrats aidés, et sont aujourd’hui fragilisés encore par la pandémie. La nécessité de cette action forte et durable, qui libérerait une réserve immense de talents et d’énergie, vous la portez déjà dans cette expression que vous employez souvent : «on va tous collectivement». Oui ! créez du collectif ! Soutenez les plus démunis ! Libérez et rassemblez de manière forte et durable la diversité des talents et les énergies que recèle le secteur de la culture, et vous pourrez, comme vous le souhaitez, «construire un pacte de confiance» sans lequel restera vaine votre juste ambition de défendre tout à la fois une «Europe de la culture» et notre «universalisme à la française» — tout en restaurant la fameuse «exception française» qui n’est plus qu’une fable tellement elle a été abîmée par la marchandisation et la financiarisation excessives de la culture, et par de trop nombreuses années de baisse des budgets du ministère de la Culture.
S’occuper de nos jeunes
Vous accordez une attention particulière au problème concret de devoir, après la réouverture des écoles, aménager différemment le temps scolaire en recourant largement au sport et à la culture : «On va avoir besoin d’intermittents, de créateurs, d’artistes, de très grands artistes qui ne sont pas intermittents». Ceux qui «s’engageront à fournir du temps périscolaire [seront] payés par l’État avec l’Éducation nationale et avec les villes».
Votre proposition de confier dans un contexte pédagogique des enfants à «des femmes et des hommes, qu’ils soient artistes, techniciens ou autres» est doublement problématique : d’une part, elle suppose que «s’occuper des jeunes» ne nécessiterait guère d’autre compétence que celle de «traverser la rue» ; d’autre part, elle associe implicitement le statut d’artiste à un supposé privilège de disposer de temps libre, voire à un devoir de «fournir des heures»… Or, Monsieur le Président de la République, créer ne se mesure pas en temps parce ce que créer prend chaque instant et tout le temps de la vie. C’est ce qui distingue les artistes, les écrivains, les musiciens, etc. des métiers régis par des protocoles dûment calibrés, y compris temporellement.
C’est pourquoi les œuvres ne se mesurent pas en temps, mais s’apprécient pour leur force esthétique dont la puissance peut dynamiser la culture d’un pays et contribuer à son rayonnement international… C’est d’ailleurs pourquoi les États les plus avisés accompagnent les artistes en leur offrant des conditions favorables pour créer, sans autre contrepartie.
Une ambition culturelle pour le pays
Votre intervention, Monsieur le Président, est marquée par un pragmatisme assumé : «J’ai besoin de gens qui savent faire des choses inventées pour nos jeunes», «Chiche ! On a besoin de vous à l’école», «On va devoir réinventer un été différent»… Vous employez vingt fois le verbe «inventer», et même le mot «révolution» : «Utilisons cette période où l’école ne ré-ouvre pas pareille pour faire une révolution de l’accès à la culture et à l’art». Plus globalement, vous affirmez votre volonté de «refonder véritablement une ambition culturelle pour le pays».
Cette proposition est séduisante mais, vous le savez, dans la culture comme dans la société, la volonté seule, si forte soit-elle, ne permet pas de passer d’un ancien à un nouveau monde. Il lui faut ajouter des actions précises et pertinentes, capables de susciter l’adhésion et la confiance, et de rassembler. Ce qui, par exemple, n’est pas le cas de votre excellente décision de lancer un «programme de commande publique» parce qu’il est trop restrictif à cause de la limite d’âge à 30 ans, et trop flou dans ses contours et ses modalités — un flou que votre intention de «mettre le paquet» ne dissipe pas. Vous en appelez à la mobilisation «collective», mais trop d’évidentes improvisations et d’orientations inappropriées découragent les meilleures volontés.
André Rouillé
La vidéoconférence «Protéger les acteurs de la création culturelle en cette période difficile» est accessible sur le site de l’Elysée.