Communiqué de presse
Michel Aubry, Aziz Anthony, Cucher Sammy, Johan Creten, Alix Delmas, Anne-Sophie Emard, Marc Geneix, Paul Graham, Paolo Grassino, Johannes Kahrs, Sarkis
Analgesia
Michel Aubry
Entre ethnologie, musicologie, et politique, Michel Aubry s’est inventé depuis une quinzaine d’années une place singulière dans la création artistique contemporaine en constituant une oeuvre dont la démarche cultive tout autant tradition et modernité, musique et arts plastiques. Ses oeuvres utilisent systématiquement une famille d’instruments de la musique traditionnelle sarde, les launeddas, ancêtres de la cornemuse, instrument porteur d’une charge hautement symbolique, d’un point de vue politique et religieux: instrument des champs de bataille pour l’Ecosse, symbole de luxure pour l’Eglise à certaines époques en raison de ses formes évocatrices…
Boucliers de guetteurs est une oeuvre initialement conçue et produite dans le cadre d’une exposition que le centre d’art contemporain du Creux de l’enfer a consacré à l’artiste en 2002. Elle se constitue d’un ensemble de boucliers de protection utilisés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, récupérés sur le Hartmannswillerkopf, champ de bataille situé en Alsace sur lequel sont morts 50 000 soldats.
C’est donc d’un véritable travail de mémoire dont il s’agit: les boucliers, dorés à l’or fin, bordés de cire et munis de anches sonores prennent alors l’aspect d’ex-voto délicats rendant hommage aux combats du passé.
Aziz et Cucher
Anthony Aziz et Sammy Cucher travaillent de concert depuis 1990 sous le nom logotypé de Aziz + Cucher. Leurs oeuvres résultent d’une collaboration totale, de la conceptualisation des idées à leur réalisation au moyen de photographies digitalement modifiées. Revendiquant une filiation étroite avec les écrits de philosophes ou de critiques tels que Guy Debord, Jean Baudrillard ou Roland Barthes, leur pratique photographique se décline autour de trois axes fondamentaux (le nu, le portrait, la nature morte) dans un but d’investigation des champs de la sociologie et de l’image.
Mike, homme dont la banalité est déjà celle d’un prénom sans patronyme, est un être hermétiquement scellé. Tous les orifices de son visage ont été digitalement obturés, par reports successifs de zones d’épiderme à l’aide d’un pinceau numérique. Ce mécanisme, qui reproduit métaphoriquement les processus du clonage et de la greffe de cellules, plonge inéluctablement le sujet photographié en crise identitaire. Pourtant, malgré l’aseptisation du visage, malgré l’évanescence de l’identité, certains éléments —imperfections et rougeurs de la peau, luisances sur le nez symptomatiques d’une activité dermique— prouvent que ce Mike est bien vivant. Sa posture, comparable à celle du Penseur de Rodin, laisse même envisager qu’il soit encore capable d’une pensée, aussi végétative soit-elle. C’est en ceci que réside la force d’une telle oeuvre, dans cette mise en scène du conflit entre l’oblitération de soi et le combat mené pour préserver une individualité.
Johan Creten
Johan Creten a choisi d’utiliser dans son travail des matériaux généralement répudiés pour leurs connotations artisanales, voire décoratives pour certains.
Terre cuite émaillée et grès sont en effet ses matières de prédilection pour la réalisation de sculptures polychromes dont les sujets varient de la résurgence mythologique antique à la réalisation de cruches, d’animaux et d’un certain nombre d’objets que l’on serait tenté d’assimiler à l’artisanat de la poterie. Il y a ici une prise de risque certaine, on s’en doute, et Johan Creten aime à se placer sur une limite parfois ténue où l’art peut basculer dans le kitsch décoratif et inversement. Il en va dans l’oeuvre de Johan Creten d’une transformation douce de l’objet en oeuvre d’art, de l’utilitaire en pièce possédant intentionnalité et contenu. Si les mythes sont souvent utilisés, revisités, c’est toujours dans l’affirmation de leurs répercussions contemporaines, de leurs prolongements et de leur activité encore pérenne. Il va de soi pour lui que la réalisation d’une représentation du cheval de Troie, de la Gorgone ou d’Adam implique forcément la prise en compte aiguë du cliché et de son nécessaire détournement.
Nur ein Fisch est un ensemble de quatre sculptures appartenant au bestiaire que Johan Creten réalise au fil des années. Aux côtés des Coqs, de La Vengeance de la Gorgone ou des Inséparables, les quatre poissons hybrides occupent une place de choix, mêlant pertinemment réminiscences mythologiques, littéraires, sociologiques. Car, en effet, si l’on peut envisager ces poissons à tête de mort recouverts d’une peinture couleur de mercure à une réflexion sur l’environnement et l’écologie, Nur ein Fisch qui, comme leur nom ne l’indique pas ne sont pas «seulement» des poissons, nous renvoie aux répercussions contemporaines de la mythologie grecque. La forme hybride, oscillant entre poisson et humain et entre organisme vivant et «mort-vivant», propose une référence implicite aux Erinyes de L’Orestie d’Eschyle.
Elles renvoient aussi à la relecture de ce mythe proposée par Jean-Paul Sartre dans Les Mouches et, de fait, l’oeuvre de Johan Creten se pose en intermédiaire entre les deux représentations, prenant à partie le spectateur toisé par les orbites vides des poissons. Johan Creten parvient en définitive à faire osciller Nur ein Fisch entre un univers transcendant et une perception toute humaine, interrogeant du coup le spectateur de l’oeuvre sur lui-même, sur sa propre culpabilité d’être là .
Alix Delmas
Dans un document, Alix Delmas livre quelques indications au sujet de la série Fingers, débutée il y a quelques années et dont est extrait ce diptyque: «J’ai débuté la série photographique intitulée Fingers en 1998. Elle se poursuit et évolue encore aujourd’hui. La série confronte des éléments du corps (mains et doigts) avec l’eau, considérée comme surface à la fois solide et pénétrable, réfléchissante et opaque. Les mains viennent interférer entre l’appareil photographique et le champ photographié, entre la machine qui prend la vue et l’objet vu. La série aborde des thèmes comme l’attraction, le gouffre, la surface, la noyade, la saisie, l’entre deux eaux, la temporalité, l’éblouissement… Certaines images forment des diptyques.»
Ces quelques phrases, qui décrivent succinctement la série de photographies et les thèmes possibles qu’elle souhaite aborder, sont représentatives de l’ensemble des travaux menés par Alix Delmas depuis des années. Non pas que toutes ses oeuvres fassent appel de manière récurrente aux mêmes préoccupations —ce serait plutôt l’inverse— mais il y a incontestablement dans ces lignes l’affirmation d’une intonation générale, d’une sensibilité particulière où se mêlent une douceur, une sensualité, une manière d’affleurer, d’aborder le basculement artistique du monde par la tangente ou plutôt par l’asymptote, cette courbe qui ne cesse de tendre vers son réceptacle sans jamais l’érafler.
Le résultat se situe assez régulièrement sur une limite ténue, à l’instar des photographies de la série Fingers dont on imagine aisément qu’elles puissent revenir d’un laboratoire de développement grand public estampillées d’un autocollant portant la mention «non facturé». Il s’agit d’une photographie du peu pouvant être comprise comme une photographie ratée alors qu’il faudrait davantage employer ici le verbe échouer que celui de rater – échouer dans le sens de faire naufrage, naufrage de l’image qui, in extremis, parvient à ne pas sombrer. Les photographies parviennent à unir remarquablement ce qu’elles
sont et ce qu’elles disent. Des mains pendantes, dévitalisées, semblant retenir une eau lourde à la viscosité étrange, quelques algues arrachées lors de la remontée à la surface ou en agrippant le sable pour ne pas sombrer à nouveau…
Mais, en arrière plan, un paysage sans aucune qualité, quelques bateaux, une mer basse, un ciel sans teinte et sans texture évoquant certains passages descriptifs de La Chute d’Albert Camus. C’est dans un entre-deux que nous plongent ces images, entre l’échec et la poésie, entre l’immersion et l’émergence, sans jamais rien affirmer, sans jamais aborder aucun rivage —ni celui du symbole, ni celui d’une signification particulière, ni celui d’une sensation précise—, toujours en conservant une trajectoire asymptotique qui jamais ne touchera son but puisqu’en définitive elle n’en possède pas de tangible et que son propos est —justement— de préserver l’espace entre-deux.
Jean-Charles Vergne.
Anne-Sophie Emard
Anne-Sophie Emard voyage, observe le monde, glane des parcelles de réalité au Canada, au Pérou ou en France au coeur des ses environnements familiers, stocke prises de vue, films, objets dans son atelier bibliothèque et sa banque de données informatique puis restitue ces fragments d’existence dans des installations photographiques et/ou vidéographiques dont le vocabulaire cinématographique ne relève absolument pas du documentaire évènementiel mais de la fiction poétique. Anne-Sophie Emard explore les mécanismes, les fonctionnements, les dysfonctionnements, les défaillances de la mémoire humaine.
Le triptyque Biodôme est issu de Sanctuary, série composée de plus de cinquante photographies. Propices à une lecture écologique, ces sanctuaires figurent des lieux relevant originellement d’un artifice ou des espaces naturels rendus artificiels par la magie du traitement informatique. Vides de présence humaine, tous recèlent des détails inquiétants, perceptibles mais impossibles à identifier. Traversé par l’angoisse lancinante, mal à l’aise, chacun chemine dans ce milieu étrange, chacun se sent étranger, chacun sait ne pas appartenir à ce monde. Ici s’ouvrent une passerelle, un escalier, une porte, là se dressent une ville, une façade, un escarpement. L’intégralité du décor n’est pas à investir.
Le promeneur, la curiosité en éveil, peut longer l’à -pic de Biodôme sans jamais espérer le franchir. L’absence volontaire de profondeur de champ implique le dépassement de l’obstacle par la pensée plutôt que par le regard. Cette barrière mentale impose le passage d’une planche à l’autre. Isolée, aucune n’apporte de réponse. La vérité, chacun la sienne, n’apparaît que dans la combinaison, la confrontation. Ou peut-être se cache-t-elle à l’extérieur de l’image? Lors de cette expérience initiatique, l’imagination accomplit l’oeuvre dans l’exploration libre du hors champ, du hors cadre, en quête d’une part de mystère. La part de mystère d’un univers photographique pictural à l’ellipse lynchéenne, illustration exacte de l’effort indispensable à chacun pour réactiver en comblant les vides de ses souvenirs les moments forts de son histoire individuelle, parabole précise du rôle de l’art dans la conservation à travers le temps de notre histoire collective. Véhicule de l’humanité, de son passé, de sa mémoire, l’art s’affirme, ultime procédé pour échapper à l’oubli, unique manière de vaincre la mort, de perdurer en toute éternité.
Marc Geneix
Un enfant, coiffé d’un chapeau de sheriff, vêtu d’un habit de cow-boy, portant une épée en plastique à la ceinture, allume des pétards qu’il projette dans une cour d’école où se déroule l’action principale. Le film, lors de sa première présentation, a été projeté dans cette même cour d’école, en pleine nuit, avec, pendu à la branche d’un arbre, un néon —seconde partie de l’oeuvre— reconstituant, dans une écriture maladroite, les mots «même pas mort».
Cette oeuvre, acquise en 2006 par la collection du FRAC Auvergne, est incontestablement l’une des plus juste et des plus sensibles que Marc Geneix ait réalisé. Elle s’inscrit de toute évidence au sein d’un corpus débuté il y a quelques années et dont les thèmes récurrents se trouvent ici traités avec une économie de moyens qui ne peut que servir un propos lourd de tragique, de constats amers et d’interrogations inquiètes. Il choisit, pour Même pas mort, de retourner le problème en adoptant une dialectique plus sensible.
L’enfant, grimé en justicier vengeur, jetant ça et là ses pétards inoffensifs, est mis en balance avec la violence véritable de notre contemporanéité déchirée par les conflits, les génocides, les destructions massives —naturelles ou orchestrées—, les foules en déshérence, les nationalismes s’entrechoquant dans le sang et les gravas, le triste stéréotype de clôtures hérissées de barbelés, les écrans de surveillance, les puits de pétroles en flammes… Le montage fait ainsi se succéder les scènes de cour d’école avec des documents en noir et blanc issus pour la plupart de journaux zoomés au plus près. Ils se succèdent avec force, effleurant avec révérence le souvenir de La Jetée, formidable collage photographique en mouvement réalisé par Chris Marker en 1962, additionnant les constats d’échecs à de rares images que l’on voudrait être porteuses d’espoir, à l’instar de ce tee-shirt portant l’inscription altermondialiste «un autre monde est possible».
Le néon scintille d’un «même pas mort» avec une écriture maladroite d’un enfant qui est aussi celle d’un vieillard. La graphologie tremblante affirme simultanément l’enfance et la fin de l’enfance et l’on se surprend à noter à plusieurs reprises dans le regard de l’enfant l’éclat affaibli de l’épuisement.
Paul Graham
Membre d’un mouvement regroupant un certain nombre de photographes anglais comme Martin Parr, Paul Seawright ou Anna Fox, Paul Graham fait le choix, dans les années 80, d’une photographie axée sur la critique sociale de la politique de réformes mise en oeuvre par Margaret Thatcher. En 2003 et 2004, Paul Graham réalise une série d’expositions —réunies sous le titre générique American Night— en Espagne, Allemagne, Belgique, Grande-Bretagne et dans plusieurs villes des Etats-Unis. Revers annoncé d’un hypothétique et probablement chimérique «rêve Américain», cette Nuit Américaine, conçue à partir de trois grandes séries photographiques, traite de la perception des Noirs dans le paysage américain contemporain, distillant par la même occasion une interrogation d’ordre social puissamment inscrite dans l’Histoire des Etats-Unis, de l’esclavage à la discrimination positive, en passant par les différents mouvement d’émancipation, violents ou pacifiques, et par les diverses vagues d’émeutes qu’a pu connaître l’Amérique depuis la fin du 19ème siècle.
Par une photographie directe, parfois proche du genre documentaire, et par l’irruption systématique de techniques annexes empruntées au cadrage ou à l’étalonnage chromatique du cinéma, Paul Graham cherche en permanence à provoquer l’intrusion du politique dans des images qui semblent en être totalement dépourvues. Man with no shirt walking, est une image très pâle, comme surexposée à l’extrême, sur laquelle le spectateur distingue, après un laps de temps nécessaire à la mise au point visuelle, une figure humaine errant dans un quartier sans qualité ou attendant le long d’un trottoir longeant des habitations sans âme ou de vastes terrains vagues en désolation. Cette blancheur laiteuse est une manière de mettre à vif les blessures sociales, culturelles et économiques de ces zones sans identité. Le blanchiment artificiel de la photographie en dit long sur le blanchiment social forcené de ces populations tentant vainement d’effacer leurs origines pour échapper à la marginalisation. Le blanchiment en dit long, aussi, sur le nivellement d’une société vers un modèle unique même s’il est évident que la récente élection de Barack Obama marque incontestablement un tournant majeur.
«Le blanc, déclare Paul Graham, est un moyen de traduire une fracture aux Etats-Unis, le fait que tous ces Noirs sont exclus du pays, écartés de leur paysage, effacés. On finit par ne plus les voir, on a perdu le désir de les associer au rêve américain». Perdus dans un paysage devenu insipide, au sein duquel même les détritus et les enseignes de fast-food finissent par se noyer dans une banalité tragique, les personnages esseulés de Paul Graham sont les fantômes d’un monde moribond. Ces photographies émergent, léthargiques, comme perçues par un spectateur aveugle ou ne voulant plus voir.
Paolo Grassino
Les sujets abordés par les oeuvres de Paolo Grassino explorent de manière récurrente les questions du politique, du social avec, en toile de fond, un regard porté sur la frontière parfois ténue qui sépare l’humanité de l’animalité. Analgesia 900 est réalisée avec un matériau formant une peau, conçu à partir d’une mousse de polystyrène utilisée dans l’industrie pour la fabrication d’éponges, que l’artiste découpe, tisse, colle sur une structure d’acier et de PVC, avant de le recouvrir de cirage liquide noir.
Indéniablement, le premier contact du spectateur avec Analgesia 900 ne peut laisser indifférent. Des chiens noirs, lisses, à la peau striée, sans oreilles ni bouche, occupent la carcasse brûlée et froissée d’un fourgon renversé sur le flanc. Leur posture est celle de la meute organisée, implacable et sauvage, semblant garder l’accès à un territoire interdit. La meute et sa sauvagerie représentée créent un antagonisme avec la douceur du matériau utilisé, avec sa fonction même qui est celle d’éponger, de faire disparaître la salissure et tout ce qui perturbe la salubrité domestique. D’expérience, on constate la tentation plus que fréquente chez les spectateurs de cette oeuvre de vouloir la toucher afin d’en expérimenter la texture et, si certains y parviennent —bien que cela ne soit pas autorisé comme pour la plupart des oeuvres d’art— et peuvent effectivement mesurer la douceur et l’onctuosité de la surface, c’est pour constater très vite que leurs doigts sont maculés de cirage, contaminés par l’oeuvre et par son propos ambivalent. Accident, acte criminel, simple déchet laissé pour compte dans un terrain vague ou dans quelque cimetière d’épaves automobiles, le fourgon calciné et broyé devient l’articulation de plusieurs sens possibles de l’oeuvre qui conduisent consécutivement le spectateur sur les champs du terrorisme, de l’émeute urbaine ou encore dans l’espace fictionnel d’une imagerie d’anticipation apocalyptique.
Vision archétypale de la violence contemporaine, du délabrement économique et social, l’oeuvre de Paolo Grassino porte également en elle le germe d’une interrogation politique empreinte de cynisme.
Le titre Analgesia 900 entretient en effet de manière claire une relation avec une sphère sémantique propre à l’industrie pharmaceutique. Le titre résonne comme le nom d’un médicament analgésique destiné à supprimer la sensation de douleur et confère à l’oeuvre le statut de manifeste dénonçant l’endormissement artificiel des masses par des images adoucies, faisant se succéder les thèmes de façon équivalente, provoquant la perte progressive des intensités ou esthétisant les événements les plus insoutenables —effondrements des Twin Towers lors des attentats du 11 septembre, territoires ravagés lors de catastrophes naturelles, zones de guérilla urbaine dans le contexte d’émeutes ethniques ou sociales.
Johannes Kahrs
La recherche plastique de Johannes Kahrs se développe tout autant par la peinture, le dessin, la photographie ou la vidéo. Ses dessins, exécutés au fusain et au pastel sur papier, prennent essentiellement leurs sources dans les images médiatiques. Pour Johannes Kahrs, la reprise de ces images s’effectue dans le cadre d’une réflexion qui, loin de reposer sur l’unique problématique de la reproduction, prend appui sur le potentiel d’abstraction que contient l’image une fois recadrée et isolée de son contexte d’origine. Les dessins, jouant sur de forts contrastes entre le noir intense du fusain et les blancs laissés en réserve ou créés au pastel, sont réalisés au doigt, ce qui, pour Johannes Kahrs, constitue une limite volontaire à la précision maximale possible dans la représentation des détails. La largeur du doigt détermine l’importance et le degré de raffinement du détail et, à cet égard, certaines choses sont condamnées à disparaître, à se dissoudre soit dans le noir, soit dans le blanc.
Intitulée Fists, l’oeuvre acquise par le FRAC Auvergne en 2006 est la représentation recadrée d’un torse de boxeur avançant ses gants en signe de protection.
Le cadrage très appuyé confère au dessin une valeur d’abstraction forte et il n’est pas rare de constater qu’un certain laps de temps soit nécessaire aux spectateurs de cette oeuvre pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre abstraite mais bien d’un dessin figuratif, pour recomposer de manière cérébrale l’organisation interne du dessin pour en distinguer les divers éléments.
La source de cette oeuvre est un document photographique datant des années 30 montrant un célèbre boxeur de l’époque, Johann Trollmann. Il est l’un des meilleurs boxeurs de sa catégorie au début des années 30, réputé pour un style de boxe inhabituel, reposant sur un jeu de jambes très dansant.
L’arrivée des nazis au pouvoir et les origines tziganes du boxeur mettront fin à la carrière de Trollmann et le conduiront finalement vers une déportation en camp de concentration dont il ne reviendra jamais. Pendant des années, son nom est oublié, jusqu’à disparaître des registres de son club de boxe de Hanovre. L’utilisation faite par Johannes Kahrs de cette photographie et du fait historique qui s’y rattache est tout à fait symptomatique de la manière de travailler de l’artiste: une photographie, un événement sans importance majeure, mais portant en lui la modélisation d’un contexte complet, pour réaliser une oeuvre, semi abstraite, tout autant liée à l’image-source elle-même qu’à la puissance d’abstraction que porte l’image, la constituant en archétype possible des événements auxquels elle se rapporte.
Sarkis
Sarkis, artiste originaire d’Arménie, développe depuis des années une oeuvre très personnelle fondée sur un langage et des codes de lectures très particuliers. Ainsi, la présence des mots Leidschatz (trésor de souffrance) et Kriegschatz (trésor de guerre) est-elle quasiment systématique dans toutes ses réalisations.
L’Ange qui écoute l’Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach est une oeuvre fondée sur une perception poétique et méditative. Deux néons de cristal teinté écrivent les mots Leidschatz et Kriegschatz de part et d’autre d’une caisse en bois dont la forme rappelle celle d’un cercueil mais dont la fonction est aussi d’être la caisse de rangement et de transport de l’oeuvre. Déjà se dessinent deux notions chères à Sarkis: le tombeau (comme symbole direct de la mémoire défunte) et l’élément nomade, transportable, évoquant la migration, l’instabilité, le statut d’apatride, et posant l’interrogation de savoir si le déraciné peut encore avoir une mémoire ou, à l’inverse, si la mémoire n’est pas tout ce qui reste à l’apatride. Une autre approche pourrait consister à penser que l’oeuvre, quand elle n’est plus exposée, repose en son tombeau, ne vit plus tout à fait, et que seule persiste son souvenir.
La caisse contient une bande magnétique sur laquelle est enregistré l’Oratorio de Noël composé par Jean-Sébastien Bach. Le son est emprisonné dans son support (ou bien: la bande magnétique rendue inaudible est le tombeau de la musique dont ne persiste que le souvenir) et, par projection poétique, nous pouvons imaginer que seul l’ange en recueillement, gardien de l’oeuvre, est à même d’écouter la partition muette pour le commun des hommes. Ainsi, le son devient une perception purement visuelle et donne au silence une tessiture, une texture, tout à fait particulières qui, peut-être, est semblable au silence des lieux sacrés. C’est le silence de la musique tue que l’ange écoute, en plein mutisme, auréolé de lueurs aquarellées rouges et vertes, stigmatisé par le poids du passé et du souvenir.
Textes de Eric Fayet et Jean-Charles Vergne.