Ryan Gander
An exercise in cultural semaphore
Les réalisations de Ryan Gander s’inscrivent dans une logique conceptuelle, et viennent matérialiser par bribes des situations vécues, renvoyant à des champs de la connaissance, à l’histoire de l’art, aux clichés, au milieu de l’art et plus récemment, aux formes mêmes d’apparition de l’art (les lieux d’art, les expositions et leurs corollaires, mais aussi les comptes-rendus d’exposition dans la presse). L’expérience de l’art, allant de la frustration à l’inaccessibilité, à son impossible retranscription, était au cÅ“ur de son projet «Locked Room Scenario» pour ArtAngel à Londres. Le visiteur était amené à adopter l’état d’esprit d’un détective pour approcher les traces et preuves qui y avait été laissées, scruter tous les détails et imaginer ceux qu’il ne pouvait percevoir, laissant celui-ci dans un état de trouble et de confusion.
L’exposition «An exercise in cultural sémaphore» tente d’interroger le rôle du concepteur quand celui-ci devient à la fois metteur en scène et sujet d’observation de la production de ses œuvres. Etant un artiste ayant fréquemment critiqué les artistes apparaissant dans le contexte de leur propre travail artistique, cette exposition marque une intéressante transition de la part de Ryan Gander, et est peut-être à ce jour son exposition la plus autobiographique.
Dans les escaliers qui mènent à l’espace d’exposition, More than a title (2012) est déclenchée par chaque passage de visiteur, à l’instar de son installation de jets de fumée Only really applicable to those that can visualise it upside down, back to front and inside out (2009) qui se déclenchait cinq secondes après qu’un visiteur ait quitté l’espace de ses deux dernières expositions à Paris (Kadist Art Foundation et GB Agency), comme si celui-ci disparaissait dans un nuage de fumée. Cette installation sonore laisse entendre des fredonnements et applaudissements, comme pour marquer ironiquement le rite de franchissement du seuil de l’espace, donnant en guise d’introduction un encouragement au public, comme si celui-ci devait prendre la suite du travail achevé de l’artiste. L’œuvre est aussi un sas qui conditionne l’état mental du visiteur pour une appréhension de l’art différente. Plus qu’un titre annonce-t-elle.
Dans la première salle, An exercise in cultural semaphore (the space before this one) (2012) est une vieille boîte à chaussure accrochée au mur, annotée «Memory Capsule Box RYAN 1992 Age 16».
Vidée des souvenirs d’adolescent de l’artiste, elle ne laisse apparaître qu’un trou sur son côté. Par celui-ci l’ancien espace de GB Agency, dans lequel l’artiste a exposé en 2009, apparaît dans un semi-chaos; la table est renversée, le néon cassé. La sculpture, comme une time capsule rétroactive menaçante, projette dans cet objet passé, un autre passé plus proche par un événement qui n’a jamais eu lieu.
Un peu plus loin et tel un petit fantôme qui déambule dans l’espace, les deux bras tendus comme pour ne pas buter contre les murs, la sculpture en marbre grandeur nature Tell my mother not to worry (I) (2012) représente un drap de lit blanc jeté par dessus la fille de l’artiste, Olive. Ryan Gander l’a imaginée comme si elle se promenait dans son atelier, petite présence omniprésente dans sa conscience et spectre de son public. La sculpture initie une suite d’Å“uvres qui suivront la croissance de la fillette dans le temps. En rejouant l’idée liée à la sculpture traditionnelle par le drapé et le marbre, l’artiste y insère une part de sa sphère intime, cachée mais révélée.
Au sol, en tout petit format, Lost in my own recursive narrative (2012) est une projection de 81 diapositives de l’artiste dirigeant deux actrices dans un studio de photographe. La pièce est emplie de papiers froissés de fonds photographiques reconstituant partiellement les éléments de jeu dans la scène avec Jane Birkin et Gilian Hills du film Blow Up d’Antonioni. Les deux jeunes femmes surexcitées et dénudées s’amusent et détruisent le matériel du photographe, créant un chaos dont émerge une conscience de liberté des modèles qui se rebellent contre la dictature de l’image. L’effet de la succession des images donne une impression de temps suspendu, comme des arrêts sur images d’un jeu désinvolte.
Au centre de la deuxième salle, The ladies not for turning (Alchemy Box No. 32) (2012) fait partie des Alchemy Boxes, ces expérimentations sur la croyance et la confiance du public: les boîtes sont scellées, mais le public est averti qu’elles contiennent tous les objets énumérés dans une liste présentée au mur, à côté d’elles. La seule manière de savoir si les objets sont vraiment dans la boîte, c’est de l’ouvrir en la détruisant. Qu’est-ce qui est plus important: les idées dans la boîte, la recette et les ingrédients pour une nouvelle Å“uvre qui n’existe pas encore, ou la boîte qui les contient, qui ressemble à une sculpture et qui est considérée comme étant de l’art? Celle-ci prend la forme de deux estrades, ronde et carrée, pour les modèles posant dans les cours d’art, elles sont recouvertes des marques mises pour marquer la position des pieds du modèle. Les éléments listés à côté incluent des objets liés aux thèmes de la reconstruction, de la documentation et de la représentation. On peut y lire par exemple, la description d’une photographie en couleur de 10 x 15 cm prise pendant les recherches de l’artiste. Cette image d’étude amenant à la production de l’Å“uvre Tell my mother not to worry (I) également présente dans l’exposition.
Mais aussi le détail d’un livret scolaire de 1989, sur le dos duquel l’artiste a écrit des résultats d’examens, Maths 83%, Anglais 50%, Education Civique 50%, Education Religieuse 74%, Géographie 38% et Histoire 42%. I feel more in touch with my practise now than I ever (2012) est une peinture sur toile de très grand format, représentant la fille de l’artiste en train de regarder une Å“uvre de son père précédemment exposée en 2009 The pen marks on the page suggest the characters head does a double take, moving from left to right rapidly in amazement (2009). Cette installation était un affichage d’avis publics de décès annonçant la mort du personnage J. Moriarty des romans de Sherlock Holmes, l’un des frères de l’ennemi juré de Sherlock Holmes, le Professeur Moriarty, tandis qu’un autre annonce la mort de Mycroft Holmes, l’un des frères supposés de Sherlock Holmes. Le regard de l’enfant est la seule source lumineuse qui éclaire l’Å“uvre peinte, comme si sa naïveté et sa fraîcheur étaient les vraies qualités pour voir les choses.
It’s a hang! (the things you make they mock you, the things you make they mimic you) (2012) est une installation de quatre-vingt trois cadres au mur, soigneusement disposés en lignes. Mais l’accrochage a apparemment été interrompu ou perturbé: dans la partie gauche de l’installation, un cadre manque et quelques autres sont de travers. Tous contiennent deux pages déchirées d’un livre qui s’inspire des «livres dont vous êtes le héros» réalisé par Ryan Gander au sujet de la Villa Arson (son architecture, son école d’art, son centre d’art, Nice), dans laquelle il avait exposé en 2006 une première version de cette installation qu’il avait intitulée Happenstance (Hasard). Le roman montré ici compte 364 pages dont 168 seulement sont visibles. Toute trace de narration a été supprimée; seules restent les illustrations et les pistes possibles pour la poursuite du récit («si vous continuez tout droit, allez à la page 288»). Un récit fragmentaire qui joue sur la frustration, l’impossibilité d’accès à l’intégralité de l’œuvre et la nécessité pour le regardeur de reconstruire mentalement une autre histoire possible.
Human’s being human (blue on yellow) (2012) prend la forme d’une affiche publicitaire. Une jeune mannequine habillée en bleu se tient dans l’espace de la galerie, surprise par un photographe alors qu’elle contemplait une peinture figurant un simple cercle jaune sur fond blanc. Sauf qu’ici, la mannequine ne pose pas, son regard accusateur est tourné vers le photographe mais aussi vers le spectateur. En usant des codes de l’imagerie publicitaire qu’il réintègre dans le contexte de l’art et de son exposition, Ryan Gander semble interroger la relation d’intimité à l’œuvre et la fragilité de ce lien.
Any velocity that isn’t zero (2012) est un ensemble de huit photographies, de formats et medium différents. Chaque image, prise au même moment, représente le même sujet, à partir de huit points de vue. Chaque image capte l’instant précis de Ryan Gander concevant et formulant son œuvre. Les objectifs et les perspectives diffèrent, déployant ainsi des versions très différentes d’un même moment. Par l’épuisement du sujet et des techniques, l’artiste souligne l’impossibilité de représenter une réalité. Cet autoportrait en creux, délimité par ses contours et non son centre, privilégie la réalité de l’artiste dans un espace temps particulier. Ryan Gander traite ici un sujet romantique de manière conceptuelle.
C’est dans cette tension permanente, entre éléments biographiques, narratifs et conceptuels que toute l’exposition se joue. A l’intérieur du dispositif d’exposition, Ryan Gander, à la manière d’un magicien, invente d’autres mécanismes et crée un mouvement constant dans lequel le spectateur peut s’inscrire.