L’imagination de Jean-Luc Godard avait donné naissance à Alphaville, capitale d’un pays planifié et gouverné par l’ordinateur Alpha 60. Les décisions d’ordre économique ou politique y étaient prises par des technocrates à l’écoute de la machine, faisant fi des volontés du peuple, pendant qu’une société en adoration devant le dérisoire exécutait les savants, les poètes, les professeurs et plus généralement tous ceux qui étaient en mesure de réfléchir.
Torben Giehler s’est inspiré de cette ville ingrate et de ses quelques résistants pour réaliser les œuvres présentées au sein de sa nouvelle exposition.
Suite à un premier coup d’œil, on constate un échange, voire même un corps-à -corps permanent, entre la peinture traditionnelle et la technologie numérique. De loin, les toiles semblent ne figurer que des paysages en patchwork générés par un programme informatique imperturbable et indifférent. Pourtant, il suffit de s’approcher pour apprécier la texture de la matière, sa transparence et ses reliefs, sa douceur chaleureuse et ses dérapages.
Au fur et à mesure qu’on se familiarise avec ce langage visuel mélangeant graphisme, esthétique digitale des jeux vidéo et richesse de la peinture, on apprécie la création d’un paradoxe: les lignes fuyantes amènent la dynamique d’un mouvement incessant alors que la texture suggère l’immobilité et invite au calme.
Lorsque l’on se penche plus particulièrement sur la technique de Torben Giehler, on prend conscience du duel entre l’homme et l’ordinateur qui a mené à ce résultat. L’artiste commence par esquisser une configuration générale, un squelette qui va peu à peu s’enrober de chair. Au cours de la gestation, il photographie, à un rythme quotidien, la toile en devenir et expérimente sur ordinateur le développement de différents motifs et de nouvelles associations de couleurs. Ainsi, la toile se structure progressivement, s’enrichissant aussi bien de l’erreur humaine que de la froide précision de la machine.
Avec Alphaville, Torben Giehler bouscule sa palette pop traditionnelle. Les couleurs sont toujours aussi intenses et électriques, les contrastes toujours aussi saisissants. Mais la fluorescence des roses, des oranges, des verts et des bleus se dilue dans les noirs, les gris et les blancs qui dominent ces derniers tableaux comme pour rappeler la gravité du sujet originairement abordé par Jean-Luc Godard.
Mais les allusions ne s’arrêtent pas au film prophétique du cinéaste franco-suisse. En effet, les tableaux de Torben Giehler sont armés de références variées et nous entraînent à débusquer celles-ci au détour des titres. Ainsi, Garden In Delft se réfère directement à l’œuvre de Willem de Kooning. Quant à la toile intitulée Vicarious, elle doit son nom au groupe de rock Tool dont la chanson éponyme traite de l’addiction à la violence télévisuelle.
Le travail de Torben Giehler se présente donc comme un prolongement logique, une exagération métaphorique et une exacerbation d’une époque qui se laisse séduire par la vie virtuelle. Aujourd’hui, Internet permet de faire des courses, payer des factures, apprendre et communiquer sans se déplacer. Des amitiés se créent entre personnes qui n’ont ni visage, ni voix, ni corps. La télévision propose de vivre n’importe quelle vie par procuration, il suffit de zapper. L’existence revêt peu à peu les allures d’un jeu vidéo, acquiert un charme pixélisé qui va de pair avec les progrès technologiques. Torben Giehler propose un décor pour cette vie virtuelle et paradoxalement nous appelle à nous en échapper.
Traducciòn española : Maïté Diaz
English translation : Margot Ross
Torben Giehler:
— Alphaville, 2006. Acrylique sur toile. 213 x 366 cm.
— Painting n° 1 (F.K), 2006. Acrylique sur toile. 183 x 152 cm.
— X-File, 2006. Acrylique sur toile. 183 x 152 cm.
— Alpha-60, 2006. Acrylique sur toile. 122 x 163 cm.
— Untitled, 2006. Acrylique sur papier. 76 x 56,5 cm.