Anish Kapoor est un illusionniste. Son art joue avec le seuil de la magie, avec la limite à partir de laquelle l’art se dépare de la magie et, dénonçant ses illusions, devient art véritablement. Ses œuvres ne se dénoncent qu’à demi — à mi-gué —, et s’amusent des effets d’optique qu’elles produisent ; jouent de leurs trucs. Immenses ou minuscules, les œuvres de Kapoor cherchent à engager le regard du spectateur.
Ainsi, à l’image de l’immense «Haricot» de Chicago (Cloud Gate, 2006), l’acier poli de Untitled (2008) déforme les reflets des spectateurs de la galerie, sans que ces derniers puissent déterminer si le miroir chromé qui les soulève dans l’espace est de forme concave, ou convexe. Cet effet de miroir «van eyckien», pourrait-on dire, en attirant à soi ruine la perspective et s’approprie les formes qui s’y reflètent.
De forme également circulaire, mais moins pop quant à sa matière, Sister (2005) engage plus subtilement le regard. N’était au sol la marque qui indique son emplacement, cette œuvre passerait inaperçue dès l’entrée car c’est à peine si son ombre, une ombre terriblement ténue, rapporte son existence.
Son existence, précisément, tient à cette ombre qui la modèle, à ce modelé qui retient entre le creux et le plein du mur une épaisseur d’air — sans matière.
C’est, dans le mur, un cercle creusé, un hémisphère tendre et anadyomène, disparaissant à l’œil à l’instant de son apparition. Blanc sur blanc, Sister est sans reflet et ne se suspend à la vision que par l’imperceptible ourlet d’ombre qui lui est attaché.
Du même ton que l’oxyde de fer qui sert au polissage des métaux spéculaires, un carré de pigments brun rouge, à la fois assourdi et brillant, velours et papier de verre tout ensemble, crée contre un autre mur blanc une autre profondeur délicate et soudaine. Littéralement, Untitled (1998) approfondit le mur lors même que sa surface est sans relief, ni haut ni bas.
Le même brun rouge, tirant sur le prune du Leviathan du Grand Palais, entame la paroi du sous-sol. De loin, c’est une griffure minuscule dont on ne perçoit pas même la coloration — ni la profondeur; au près, c’est une entaille, une plaie dans laquelle, au contraire de Saint Thomas, on hésite à glisser ses doigts.
C’est pourquoi La Guérison de Saint Thomas (1989-1990) apparaît encore comme un jeu, entre l’optique et l’haptique, un jeu dans lequel le spectateur, en s’engageant, concède plus aisément son œil que sa main, mais c’est un jeu profond, où la marque saxifrage dit plus que son illusion.
Ainsi, lentement, l’œuvre se défait de l’anecdote que son titre rappelle, déplace la question de la crédulité de la théologie vers l’esthétique et, ce faisant, ne garde de l’apologue que la blessure, une béance qui toute seule à soi seule demande encore: «Croyez-vous?»
Å’uvres
— Anish Kapoor, The Healing of St. Thomas, 1989-1990. Techniques mixtes. 42,5 x 12 x 20 cm
— Anish Kapoor, Untitled, 1998. Techniques mixtes et pigments. 94 x 172,5 cm
— Anish Kapoor, Untitled, 2008. Acier inoxydable. 169 x 160,5 x 63 cm
— Anish Kapoor, Sister, 2005. Fibre de verre, bois et peinture. 180,5 x 180,5 x 35,5 cm