« Alloy » de Virginie Yassef
« Le monde était assourdi. le monde, de l’autre côté de ma fenêtre, était assourdi. Le peu qu’il en restait (une brume épaisse, des contours flous, des gens, des lieux) servait de toile de fond pour autre chose, pour un ailleurs, un ailleurs qui, soudain avait surgi, tranquillement, sans qu’on puisse le prévoir. »
Un texte, une composition musicale, un décor, un personnage, une action, un film, des extraits de journaux… Alloy, l’opéra de Virginie Yassef, est de fait un prodigieux alliage de composantes et de collaborations diverses où l’artiste joue les chefs d’orchestre. Il se présente dans l’exposition en deux volets. Le décor : une série de modules géométriques noirs aux noms évocateurs (Le Plateau d’horizon, La Chambre à bulles, L’Astéroïde tueur, Les Nightstalkers…) sont aimantées sur un pan incliné en grip de skate (La Planète).
Le film: un enfant perdu dans ses pensées manipule les éléments de ce paysage désertique, les déplace, les agrège, tandis que le texte relate l’histoire de deux cosmonautes sur une musique évoquant la planète des singes de Jerry Goldsmith. Les gestes se succèdent, les accidents parfois, en une chorégraphie qui répond au montage sonore. L’enfant s’applique à façonner cette sculpture aux infinies possibilités formelles, comme un jeu de construction, jusqu’à déterminer une configuration finale qui sera celle de l’exposition. Virginie Yassef propose un portrait de l’enfant en artiste et réciproquement. Pour Airedificio, c’est un jouet qui se trouve métamorphosé en maquette d’architecture moderniste. Par un tour de force (ou de magie), l’édifice en forme de vaisseau spatial repose sur un de ses angles, défiant les lois de la pesanteur.
Le pari, relevé, de cet équilibre impossible évoque la promesse de possibilités de vies futures, entre solution d’urbanisme pragmatique (un bâtiment qui se greffe sur les autres sans perte de place) et rêve d’une réalité instable toujours susceptible de basculer vers autre chose… Virginie Yassef est passée maître dans l’art de faire exister des mondes imaginaires à partir de faits réels et de procédures concrètes. Elle poursuit ainsi sa série de scénarios-fantômes avec les images qu’elle collecte lors de ses pérégrinations urbaines. «hyper» attentive à ce qui l’entoure, elle photographie des fragments de réalité qu’elle assemble en « planches-séquences ». Le montage produit des amorces de récits en ouvrant des brèches dans l’espace-temps d’un quotidien lisse à l’apparente banalité.
Les formes, étrangement similaires, dérivent les unes vers les autres, ressurgissent d’un scénario à l’autre au gré des variations narratives. l’artiste échafaude des hypothèses comme elle échafaude des bâtiments : dans un va-et-vient constant entre construction physique et mentale. Elle a, pour reprendre les termes de Michel Leiris, cette «capacité peu commune de transformer en terrain de jeu le pire des déserts »2. Un jeu qui désigne ici une activité plus qu’un objet fini, qui imprime un mouvement aux choses pour produire de la (science)fiction. Un jeu sans règles qui contribue à définir un espace d’expérimentation potentiel entre la surface de la réalité et une projection fantasmatique…
Julie Pellegrin
1. Julien Bismuth, livret de la vidéo opéra «Alloy» (extrait)
2. Préface à Soleils bas de Georges Limbour
Article sur l’exposition
Nous vous incitons à lire l’article rédigé par Léa Bismuth sur cette exposition en cliquant sur le lien ci-dessous.
critique
Vincent Lamouroux et Virginie Yassef