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Affirmer cette orientation revient en fait à distinguer le festival des autres manifestations consacrées à la photographie, ou à la vidéo, ou au cinéma proprement dits. Cela revient aussi à prendre pleinement en compte l’avènement, en art et ailleurs, d’une époque nouvelle.
Hier, à l’époque de la modernité, on pouvait être, ou peintre, ou sculpteur, ou photographe, ou cinéaste, mais rarement l’un et l’autre. Aujourd’hui que le processus de mondialisation s’accélère et se généralise, que les limites et les frontières vacillent et se reconfigurent, on proclame la faillite des anciennes oppositions et exclusions, on assume l’unité des contraires.
On peut désormais produire des œuvres qui relèvent simultanément de la peinture, de la sculpture, de la photographie. Les artistes sont devenus des plasticiens, c’est-à -dire libres d’opter pour une combinatoire sans limites des pratiques et des matériaux.
Cette situation nouvelle de l’art et du monde s’accompagne, dans les images et ailleurs, d’une profonde crise de la vérité, d’une faillite de la représentation. Sur le plan politique, cette crise se traduit par un décalage croissant, et désormais abyssal, entre les promesses et les actes des représentants, entre les discours et les faits. Sur le plan de l’information, la rhétorique et les pratiques journalistiques sont de plus en plus mises en doute.
Quant aux images, on assiste à un effondrement de la confiance qui a longtemps été accordée aux démarches documentaires qui, comme la photographie-document, adossaient leur crédibilité sur la technologie.
Le régime de vérité de la photographie-document a en effet reposé sur deux atouts majeurs: son contact physique avec le monde, et sa congruence avec la modernité. Or, en ce début de millénaire, ces atouts se sont considérablement dévalués. Les croyances modernes ont révélé leurs limites, et le monde est devenu trop complexe pour que la photographie puisse encore établir un lien pertinent avec lui. D’autres images, d’autres technologies, d’autres pratiques, sont désormais mobilisées pour figurer le monde selon d’autres régimes de vérité.
L’installation vidéo Journal (2005) que présente Claude Closky à Biarritz ne se compose pas d’images prises au contact du monde, comme celles des photographes ou des cameramen de télévision, mais d’images de toutes origines collectées sur internet.
Ce n’est donc pas une image directe du monde qui est proposée, mais une œuvre construite par Closky à partir des images du monde telles qu’elles se sont sédimentées sur internet. L’œuvre est une image d’image, non pas un journal du monde, mais un journal d’images du monde.
Ce n’est plus le monde qui est le référent de l’œuvre, mais des images qui sont elles-mêmes devenues monde. Le lien s’est brisé avec le monde, mais cette perte de contact ne signifie cependant pas que l’on s’en détache. La représentation (directe) du document fait place aux résonances (indirectes), ostensiblement non représentatives, des œuvres.
Un changement de régime de vérité s’est opéré dans lequel la fiction est supposée porteuse de vérité, et l’art considéré comme le plus apte à l’exprimer.
C’est dans ce cadre que des artistes comme Alfredo Jaar, Ange Leccia, Christelle Lheureux et Jean-Luc Vilmouth font du cinéma leur matériau de prédilection pour aborder artistiquement certaines grandes questions du monde d’aujourd’hui.
Alfredo Jaar, qui a longtemps travaillé avec la photographie pour exprimer des tensions politiques, économiques et humaines au Cambodge, au Rwanda ou au Brésil, utilise le cinéma pour exprimer la complexité de la situation de l’Angola d’aujourd’hui. Comme tous les films d’artistes présentés à Biarritz, celui d’Alfredo Jaar, Muxima (2005), est ancré dans la réalité du monde.
Mais avec cette conscience aigue que toute représentation est devenue illusoire, et que les ressorts narratifs et esthétiques propres à l’industrie du cinéma de fiction sont devenus inopérants pour traduire quelque chose de la réalité. La vérité ne se recueille pas à la surface des choses comme voudrait le faire croire l’idéologie documentaire des médias, elle se construit, et requiert l’élaboration d’un dispositif formel à chaque fois spécifique.
Le film d’Alfredo Jaar puise donc son économie esthétique dans le champ de l’art contemporain — ni dans celui du documentaire, ni dans celui du cinéma commercial de fiction.
Organisé en dix «Cantos» thématiques, chacun doté d’une couleur musicale et vocale, le film exprime les douleurs de l’Angola par le rythme des musiques, le grain des voix des chanteurs et la sobre éloquence des images qui se substituent à la logique discursive des commentaires des films documentaires traditionnels.
L’un après l’autre, les «cantos» dévoilent les déchirures et les drames d’hier sous les aspects de la ville apaisée, de la nature luxuriante et des plaisirs simples de la vie. Aux champs de ruines et aux risques de morts (notamment par les mines anti-personnelles) hérités de la colonisation portugaise et de la guérilla communiste, s’ajoutent les souffrances présentes de l’Afrique confrontée à la maladie et aux nouvelles règles de l’économie mondiale.
Le film Ruines of Love (2005) qu’Ange Leccia consacre aux jeunes prostituées du Cambodge est une évocation heurtée, déchirée et douloureuse d’un esclavage contemporain. Il tire sa force et son intensité de n’être ni une fiction, ni un simple documentaire, mais la production d’un artiste qui a su trouver une écriture filmique à la fois sobre, pudique et terriblement sensible.
Le film s’ouvre symboliquement par un travelling sur les ruines d’un temple, puis sur le visage angélique d’une jeune fille prisonnière derrière une fenêtre grillagée. La plupart des autres séquences ont lieu de nuit : lumières électriques, dominantes rouges, filles à prendre. En extérieur, des phares de voitures balaient une fille collée contre une palissade, offerte. Les images sont heurtées, sombres et striées par des flous filés, des violons grincent et des chiens hurlent. Et puis cette double récurrence visuelle: des rangées épaisses de barbelés, comme dans les camps de concentration ; et des motos menaçantes, bruyantes et aveuglantes, comme un symbole masculin. Les victimes et les bourreaux.
De l’amour, il ne reste que l’envers: la marchandisation du plaisir, la souffrance et la mort, la contrainte et l’enfermement. L’esclavage sexuel des femmes.
La ruine est au principe du film, A Carp Jumps in his Mind (2005) que Christelle Lheureux consacre à la bombe d’Hiroshima qui est venue, en 1945, fissurer d’une plaie indélébile la modernité, et entacher la culture du plus effroyable champ de ruines de l’histoire.
L’ampleur, le caractère passé et inouï; de l’événement défiant toute tentative documentaire, Christelle Lheureux a dû concevoir un dispositif fictionnel en mettant en scène, soixante ans plus tard, un jeune garçon évoluant dans la nature radieuse des hauteurs d’Hiroshima, tandis qu’une voix off raconte comment un garçon imaginaire, Gen, a vécu le bombardement. La fiction n’est pas ici l’envers du réel, mais un moyen de l’évoquer.
L’effondrement de la modernité, et la ruine, sont l’objet de The White Building (2006), le film par lequel Jean-Luc Vilmouth explore un immense bâtiment construit à la fin des années 1960 par un collaborateur cambodgien de Le Corbusier. Après le départ des Khmers rouges, en 1979, trois mille personnes sont venues l’habiter. Aujourd’hui, il n’est plus qu’un lointain vestige du temple immaculé élevé à l’architecture moderne fonctionnaliste qu’il était.
Les façades décrépies, les tuyaux, les fuites, le linge, les sacs en plastiques, les ordures: l’abstraite et désincarnée géométrie moderniste a succombé sous le coup de la misère, des solutions anarchiques et provisoires. Les nécessités de la vie ont eu raison de la rationalité moderniste. La fin d’un monde: celui où les trivialités du quotidien étaient transcendées par les idéaux et les formes modernes.
L’archaï;sme technique du sténopé cinématographique que Jérôme Schlomoff emploie dans son film New York zero zero (2006) supporte, une fois encore, une très éloquente esthétique de la ruine. Le noir et blanc, les contours flous, les ombres et les silhouettes vacillantes, le rythme palpitant et saccadé des vues, le travestissement de la ville par la neige, l’effacement presque total des éléments mobiles — voitures et personnes —, tout cela transforme New York en une ville agitée, mais fantomatique et désertée par la vie. Une ville dont le mouvement n’est qu’apparent, machinique, dépourvu de sens. L’esthétique du film rend visible cet état de ruine qui gît sous la surface de la ville emblématique du monde moderne.
La très éloquente et très percutante vidéo de Adel Abdessemed Foot on (2005) vient en quelque sorte offrir une perspective à ces allégories de la fin d’un monde. Elle diffuse en boucle un gros plan d’un pied nu qui écrase et fait exploser d’un coup sec et précis une canette de Coca Cola — le symbole du monde d’hier succombant sous l’action des va-nus-pieds…
André Rouillé.
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Adel Abdessemed, Foot on, 2005. Video. © Adel Abdessemed. Courtesy Galerie Kamel Mennour, Paris.
English translation : Margot Ross
Traducciòn española : Maï;te Diaz Gonzalez