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Alex Katz

Peinture figurative aux couleurs franches et lumineuses. Paysages et scènes de la vie moderne quotidienne — celles d’une middle class américaine : promenades sur la plage, pique nique, farniente — sont peints en retrait. À la contemplation s’ajoute alors l’observation née de cette distance voulue par l’artiste.

— Éditeur : Galerie Thaddeus Ropac, Paris
— Année : 2002
— Format : 24 x 30 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs et en noir et blanc
— Pages : non paginé
— Langues : français, anglais
— ISBN : 2-910055-12-4
— Prix : non précisé

La stratégie du paysage
par Catherine Perret

« Qu’est-ce qui cache la figure ? C’est évidemment son éclat même. Il en est presque comme de ces lumières indécises qui disparaissent lorsqu’elles sont baignées par le soleil : les artifices de la rhétorique rentrent dans l’ombre quand la grandeur les environne de toutes parts. Il y a peut-être aussi dans la peinture quelque chose d’analogue : dans un tableau, l’ombre et la lumière sont distribuées parallèlement sur le même plan; et pourtant ce qui se présente d’abord à la vue c’est la lumière : non seulement elle crée le relief mais elle apparaît beaucoup plus près de nous. De même dans le discours : le pathétique et le sublime apparaissent plus proches de nous, grâce à une affinité naturelle et à leur éclat, de sorte qu’ils se présentent toujours à nous avant les figures dont ils relèguent l’art dans une ombre qui semble le tenir caché ». [Du Sublime, Pseudo-Longin, Paris : Les Belles Lettres, 1965, p. 31]

Oublions pour l’instant le pathétique et le sublime, ces catégories apparemment d’un autre âge. Et pour commencer de voir les toutes dernières œuvres d’Alex Katz réunies dans la galerie Thaddaeus Ropac, ne retenons de cette citation que ceci : comment à la surface du tableau la valeur claire éclipse la valeur sombre, comment dans le discours l’éclat de la figure dissimule la figure même, comment donc lorsqu’elle est portée à incandescence la lumière dissipe ou dissout le style. Puis tournons-nous vers la figure d’Isca, emblème de ce style « cool » dont Alex Katz a fait le nerf de son œuvre et depuis toujours sa revendication première, Et considérons maintenant comment l’impeccabilité du portrait solitaire a pour ainsi dire fondu dans les paysages, dans les épanchements lumineux des soirées au bord du Maine, dans le poudroiement des chênes traités dans la grande tradition impressionniste, dans les scènes de plage écrasées de soleil. Les personnages flous, cheveux défaits, tenues vaguement « casual », sont bien les mêmes (les mêmes up-middle-class que dans les parties et pique-nique réalisés depuis les années 1960 par Alex Katz) et ces résidences secondaires sont les annexes des lofts new-yorkais souvent vus dans ses tableaux (7:30 pm, juin ou juillet 2001 : la chaleur commence à tomber, c’est l’heure de l’apéritif). Sauf que leur décence a cessé de corseter la toile elle-même, sauf que leur objectivité stoï;que ne fait plus cadre, sauf que le malaise contenu qu’exhale leur socialité puritaine a été comme soufflé par on ne sait quelle folie du paysage. Folie sereine d’ailleurs. Folie de sérénité. Splendeur apollinienne. Rendue à sa liquidité antique, la lumière a comme dissout le style, ou du moins son squelette rhétorique. Quelque chose s’est effacé, a été effacé. Mais quoi ? Et pourquoi ?

« Il en va de la déformation d’un texte comme d’un meurtre. Le difficile n’est pas d’exécuter l’acte mais d’en éliminer les traces. » note Freud [L’homme Moï;se et la religion monothéiste, Paris : Gallimard, trad. Cornelius Heim, 1986, p. 115] à propos de la manière dont l’Ancien Testament a maquillé l’histoire de Moï;se l’égyptien en le faisant passer pour un enfant juif miraculeusement sauvé des eaux par une princesse égyptienne. La tradition se fonde comme origine en réécriv ant les origines : travail de déformation et d’effacement. Et s’il est vrai que la peinture invente son histoire (et donc sa tradition, et par conséquent son origine) en se faisant, à même la toile, s’il est vrai que ce sont les artistes qui écrivent l’histoire de l’art, il faut en déduire que toute opération d’effacement dans l’œuvre signale une opération préalable de déformation, Même et surtout lorsque, comme c’est le cas, cette déformation se donne comme le comble de la forme, sous les espèces du style, de la grandeur d’un style qu’Alex Katz lui-même (est-ce un hasard ?) dédia un jour à la reine Néfertiti. « C’est le réalisme. C’est l’aristocratie. C’est l’élégance. C’est une reine. C’est le pouvoir. C’est Dieu. C’est quelque chose d’inébranlable et d’immuable, de sûr donc. C’est la beauté de l’instant. C’est l’inatteignable. Le style se meut avec grâce d’un concept à un autre. » [Interview avec Sam Hunter, cité par Sam Hunter, in Alex Katz, New York : éd. Rizzoii, 1992, p. 79] Telle est Isca (comme avant elle, Ada).

Le style affirme d’autant plus qu’il déforme : qu’il transforme et qu’il déplace. Et Alex Katz affirme d’autant plus les valeurs de son style agressivement moderne que celui-ci transforme les tropes majeurs de la modernité pour déplacer, voire inverser, le sens de cette modernité, pour redonner du sens à l’idée d’une objectivité de la représentation picturale contre la crise moderne de la représentation. Les personnages « costumés » d’Alex Katz partagent encore l’« héroï;sme de la vie moderne », celui des dandys baudelairiens, des fils, de ceux qui ont tué les pères. Pas un seul vieillard, même chic, dans sa panoplie : seul Alex Katz semble pouvoir vieillir dans ses auto-portraits. C’est qu’il est, face à eux, et après eux, le héros d’une modernité nouvelle qui, ayant effacé les traces du meurtre (de la crise) et s’étant fondée comme tradition, aurait du même coup rejoint « la » (grande) tradition : celle où malgré Greenberg et la tradition moderniste américaine (mais aussi bien malgré Bataille et la tradition romantique européenne) Vélazquez et Manet seraient enfin contemporains.

La première invention d’Alex Katz, ce n’est pas son style, c’est son idée élargie et « objective » de la modernité, et la geste historique très précisément concertée au cours de laquelle il reprend des pions à l’ennemi, à l’idéalisme subjectif, qui s’appela d’abord romantisme, puis expressionnisme, et enfin modernisme. Il reprend des pions signifie en l’occurrence qu’il rejoue les signifiants picturaux modernes contre leur sens historique reçu, contre leur signification critique. Eminemment stratégique, la peinture d’Alex Katz demeure quant à son intention ultime indéchiffrable : dira-t-on simplement qu’elle neutralise une certaine lecture de la modernité (pour en faire surgir des virtualités insues) ou plus fondamentalement qu’elle cherche à cautériser la grande plaie, la grande plainte moderne ? Et à supposé que son style soit ce cautère ou ce scalpel, l’opération est-elle conduite au nom de la croyance en l’idylle que promet à l’humanité le « rêve américain » ou, plus sombrement, au nom d’une expérience historique auprès de laquelle plus aucune plainte n’a désormais de sens ? On ne le saura pas naturellement, pas plus qu’on ne saurait statuer sur le catholicisme d’Andy Warhol.

La manœuvre de ces derniers paysages crève les yeux : c’est pourquoi elle est (presque) invisible. Le coup est acéré pourtant qui consiste à citer la grande tradition romantique du paysage, et nommément les fameux personnages vus de dos de Caspar David Friedrich pour en transformer l’aspect et partant le sens. Les énigmes que posent ces tableaux d’Alex Katz se laissent lire comme autant de déformations, précises, calculées, autrement dit tactiques. Pourquoi les personnages portent-ils des lunettes de soleil ? Pourquoi sinon leur regard est-il à la fois dissimulé et souligné ? Pourquoi sont-ils si manifestement assis dans leurs chaises de jardin ? Pourquoi enfin sont-ils vêtus de sportswear ? Ce n’est pas seulement en tant que représentants d’un mode de vie fashion, comme l’assure (trop ironiquement pour être crue) la facture painterly revue par l’image publicitaire. C’est avant tout comme allégories à la fois décalquées et démarquées des marionnettes que Caspar David Friedrich plante face à l’infini.

Que découvrent en effet ses silhouettes romantiques solitaires au milieu de paysages sublimes et désolés ? Le décalage entre l’aspiration au paysage, à cette âme que devient alors le paysage (« le paysage, dit-on alors, est un état d’âme ») et la violence de l’objectivation sociale, autrement dit la conscience que celle-ci (cette violence) voue celle-là (cette aspiration) à l’illusion. Vêtements, cannes, costumes de soirées, couples raides et engoncés : tout l’attirail des corps appareillés y prend acte de cette dépossession, comme le font chez Katz les tenues sportswear et les mobiliers de jardin des « bo-bo » new-yorkais contemporains. Dans les décors vides du paysage, ce sont les mêmes acteurs qui chez l’un et chez l’autre répètent, s’exercent à jouer « la vie ».

Caspar David Friedrich témoigne de la crise de la subjectivité ouverte en cette aube de la modernité. Il analyse la manière dont la « nouvelle objectivité » dépouille le sujet de l’espoir de pouvoir encore intuitionner le monde, de pouvoir se l’approprier par son seul regard. Il constate comme elle lui arrache alors cet emblème de cette connaissance par le regard qu’est son visage. Ses paysages réalisent littéralement ce constat en dissimulant ce visage. Ils manifestent ainsi (dans la raideur de ces dos tournés) l’horreur de la perte du regard. Reprenant cette structure, devenue entre-temps un trope de l’art moderne, Alex Katz tourne en dérision le désespoir du sujet dans un mélange grotesque de dignité et de « trendy » (sur fond de jogging matinal). Il assied confortablement ses personnages de dos avant de retourner vers nous leurs visages chaussés de lunettes aux montures vertes : vertes comme le paysage, car tout est assorti dans ces scènes d’improbable loisir, tout est zen, parfaitement cool, parfaitement cruel. C’est bien la même scène, le même sujet quêtant son âme dans l’infini du paysage, la même attente, mais cette fois-ci nous sommes chez Samuel Beckett et l’âme s’appelle Godot. Le visage ne porte plus l’interrogation déchirée du sujet. Le visage est de venu bénin. Et la seule question est de savoir comment l’accessoiriser.

La dénonciation de ce qu’en d’autres temps on aurait appelé l’intériorité n’est donc pas nouvelle : c’est même le noyau du romantisme qui en a tiré une forme particulière d’hystérie. La phobie des effets de cette intériorité (fussent-ils illusoires comme l’hystérie romantique) ne l’est pas davantage, même si elle est plus récente. On pourrait dire que la culture officielle du XXe siècle s’est construite sur une telle froideur. À moins qu’elle n’ait à son tour tiré de cette froideur, de cette indifférence une autre forme d’hystérie, cet affect vide où l’art trouve des effets constamment renouvelés. Le concept de style chez Alex Katz défie cette tentation en se présentant comme le contenu même de la peinture. « J’aimerais que le style prenne la place du contenu, ou que le style soit le contenu… Je préfère qu’il soit vidé de sens, vidé de son contenu. » [Richard Marshall, « Sources of Style », in Alex Katz, New York : Whitney Museum of American Art, 1986, p. 13] Ses portraits à la Néfertiti sont des trophées. Ils attestent de la disparition de cette question que continuait de porter le portrait moderne, ils conjurent le signifiant par excellence de ce soi-disant « dedans » que depuis les faces invisibles de Friedrich il s’agissait de retourner en doigt de gant, en dehors, ce dehors dût-il se présenter sous les traits d’un écorché (Van Gogh, Artaud, Bacon, Lüthi, les actionnistes viennois…). Avec ces visages réduits à l’insignifiance, Alex Katz cherche à condamner les issues romantiques encore disponibles de la modernité, sous la forme notamment de ces théories artistiques Qui cherchent à tirer des conséquences formelles de l’analyse de l’aliénation : intégration de la reproductibilité technique de l’œuvre d’art, de sa marchandisation, ou de sa valeur d’exposition. Mais c’est pour mieux rouvrir, depuis le postromantisme, depuis Manet et Degas, ou encore depuis Pollock et Newmann, le battant de la grande tradition moderne, celle qui a fait de la représentation son mot d’ordre. Le problème d’Alex Katz n’est pas de tirer les conséquences du consumérisme pour l’art. Mais de représenter cette néo-humanité consumériste, de représenter le style formaliste qui est son réalisme à elle, de peindre l’abstraction des visages et des regards dans la société du spectacle.

Une grande question demeure : comment représenter sans se représenter, comment couper à la réflexion, comment faire en sorte que ce ne soit plus « mon » regard qui éclaire le monde, mais un regard objectif ? Celui d’un dieu, celui de la lumière elle-même. Telle est la préoccupation qui guide la pratique picturale d’Alex Katz : faire travailler la lumière à la place de l’artiste. « La lumière semble être le moyen qui me permet de prendre une idée, une idée littéraire, et la rendre moins évidente, y pénétrer plus loin. Je suis obligé de travailler la lumière de façon empirique, ce qui court-circuite l’idée littéraire de départ. » [Interview avec Constance Lewallen, cité par Sam Hunter, in op cit., p 29]. Pour ce faire, Alex Katz développe une méthode de prises de vues. Chaque jour, à la même heure, devant le même paysage, il attend la « bonne » lumière, celle qui interprétant « son » idée, la dissout et d’elle-même recrée le paysage. Ainsi est-ce la lumière qui fait la représentation, Telle est la méthode des grands cinéastes « abstraits » comme Antonioni. Tel est également le cœur de la philosophie antique. Entre les deux, Alex Katz continue de filmer l’Olympe et, pour parodier Fritz Lang dans Le Mépris de Jean-Luc Godard, de représenter les névrosés modernes comme de nouveaux Ulysse.

(Texte publié avec l’aimable autorisation de la galerie Thaddeus Ropac)

L’artiste
Alex Katz est né en 1927, à Brooklyn, New York, où il vit et travaille.

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